Helsinki: Journée d’études sur la culture et le développement durable (3)

La conclusion du compte-rendu de la journée du 10 octobre 2023. Il a été question de l’urbanisme durable et de la régénération urbaine basée sur la culture à Helsinki et dans sa zone métropolitaine, ainsi que des initiatives culturelles locales (grassroots) liées à la pratique DIY (Do it yourself) dans un contexte d’évolution de l’urbanisme à Tampere et à Helsinki.

TROISième des trois parties

La journée d’étude organisée par le réseau européen ENCATC s’est terminée à l’Académie de Théâtre de l’Université des Arts d’Helsinki (Uniarts) par trois présentations. L’objectif de cette série d’interventions était clairement lié à l’évolution de la stratégie locale vers une démocratie culturelle participative, avec des succès et quelques tensions – pas insolubles heureusement.

La première partie du compte-rendu peut être consultée sur ce lien. Le thème de la présentation était la mode et le design durables. Quant à la deuxième partie, elle traite de l’intéressante expérience de collaboration en réseau du secteur de la musique live en Finlande (ELMA.live) et du non moins prometteur projet LuoTO en faveur de l’économie circulaire dans le secteur culturel de la région Helsinki-Uusimaa.


VISITE 3 – ACADÉMIE DE THÉÂTRE

L’idéation du contenu de cette étape de la journée d’étude a été réalisée par Jenni Pekkarinen, doctorante en politique culturelle à l’Université de Jyväskylä. Actuellement, en plus de mener ses recherches doctorales à l’Université de Jyväskylä, Jenni Pekkarinen travaille comme planificatrice de projets à l’Université des Arts d’Helsinki. Ses principaux thèmes de recherche comprennent, entre autres, la planification culturelle, la participation, la citoyenneté culturelle et la durabilité culturelle. Dans sa thèse, elle examine les aspirations à la durabilité culturelle et l’impact des programmes des capitales européennes et ibéro-américaines de la culture, en se concentrant spécifiquement du point de vue des écosystèmes des arts visuels. Elle a également été active dans des associations culturelles et est actuellement secrétaire du conseil d’administration de la Society for Cultural Policy Research en Finlande ainsi que trésorière du conseil d’administration de Selkokulttuuri, une association qui promeut les arts et la culture linguistiquement accessibles en Finlande. D’ailleurs, un article particulièrement intéressant de Jenni Pekkarinen vient d’être publié en anglais sur l’analyse de la considération de la participation de divers groupes minoritaires de jeunes dans le programme de la candidature de la ville d’Oulu pour le titre de Capitale européenne de la culture 2026.

A. Helsinki : actions de développement culturel, social et urbain pour prévenir les inégalités dans la capitale finlandaise

Le premier intervenant de cette série était Timo Cantell, directeur de l’unité de statistiques urbaines et de recherche de la ville d’Helsinki. L’unité, composée de plus de 40 experts, produit des données et des analyses sur le développement d’Helsinki, notamment dans les domaines de la population et du bien-être, de l’économie urbaine et de l’emploi.

Présentation de Timo Cantell

En 2023, la région métropolitaine d’Helsinki compte 1,54 million d’habitants, dont environ 670 000 résident dans la ville proprement dite. Cette dernière devrait voir sa population croître jusqu’à atteindre 700 000 habitants d’ici 2028, avec des projections à 824 000 habitants d’ici 2050, selon les estimations de l’équipe dirigée par Timo Cantell. Cette augmentation démographique est principalement attribuée à l’immigration.

Historiquement, Helsinki et d’autres villes universitaires de Finlande ont accueilli une population relativement jeune, en particulier des jeunes adultes âgés de 20 à 35 ans. Néanmoins, la ville commence à vieillir progressivement avec le départ à la retraite de la génération du baby-boom, bien que cette génération reste active dans la société.

Helsinki est reconnue comme une ville prospère qui s’investit considérablement dans la réduction des disparités sociales, notamment dans les secteurs de la santé et du bien-être. Elle présente un mélange contrasté de quartiers, certains très prospères tandis que d’autres le sont moins. Cependant, à l’échelle internationale, Helsinki est perçue comme une ville où les inégalités sont relativement réduites.

Pourcentage de la population âgée de 25 à 64 ans ayant des études équivalentes ou supérieures à un Master en 2021.

Helsinki joue un rôle central dans les industries culturelles et les services connexes, ainsi que dans le domaine de l’éducation et de la main-d’œuvre associée à ces secteurs. Par exemple, environ 70 % des architectes d’intérieur finlandais ainsi que des artistes tels que des danseurs et divers autres professionnels créatifs sont concentrés dans cette zone.

La plupart des institutions culturelles d’Helsinki ont été établies au cœur de la ville depuis ses débuts, telles que l’Opéra national finlandais, la Galerie nationale finlandaise et deux théâtres nationaux (l’un en finnois et l’autre en suédois). Après la période difficile de récupération de la Seconde Guerre mondiale, un projet initié dans les années 1970 visait à créer des centres culturels bien répartis dans les quartiers périphériques d’Helsinki. Cela a conduit à la création de trois centres culturels entre les années 1980 et 1990, suivis ultérieurement par la construction de deux autres centres.

Par exemple, celui qui a ouvert ses portes en 1984 sous le nom d’Itäkeskus Multifunction House, a été rebaptisé Stoa, Centre culturel de l’est d’Helsinki en 1993. Il s’agit du plus ancien centre culturel local à Helsinki. Le deuxième, Kanneltalo, a été inauguré en 1992, suivi par Malmitalo en 1994.

Bien que les termes «planification culturelle» et «cartographie culturelle» n’aient pas été explicitement utilisés au début de cette politique de développement culturel, en réalité, ces idées étaient fondées sur de tels principes. Ultérieurement, les termes liés à la politique culturelle tels que «démocratie culturelle» et «démocratisation de la culture» ont été débattus. En somme, l’objectif principal était d’assurer une distribution équilibrée des services culturels dans les quartiers.

Les centres culturels comprennent divers équipements tels qu’une bibliothèque, une salle de concert, des centres éducatifs pour adultes, une cafétéria, des toilettes publiques, et ils accueillent des événements organisés par le département de la culture d’Helsinki et d’autres institutions associées. Ces bâtiments sont distincts des écoles. Chaque centre enregistre en moyenne environ 500 000 visites annuelles. Après la construction des trois premiers centres culturels, la politique a évolué vers la promotion d’activités, de programmes et d’actions plutôt que de se concentrer sur la construction physique. Cette approche a perduré, étant considérée comme offrant davantage de souplesse tout en maintenant les coûts fixes à des niveaux raisonnables.

Actuellement, le Département de la Culture et des Loisirs de la Ville d’Helsinki supervise huit centres culturels : Annantalo, Caisa, Kanneltalo, Malmitalo, Maison Maunula, Stoa, Théâtre Savoy et Maison Vuosaari. Ces centres proposent une variété de services culturels aux habitants d’Helsinki, comprenant des concerts, des représentations théâtrales, des expositions, des événements pour enfants et des programmes éducatifs artistiques. En été, l’Espa Stage organise également des concerts en plein air. Les événements organisés dans ces centres culturels résultent d’une collaboration étroite avec le secteur artistique et culturel d’Helsinki ainsi qu’avec les résidents de la ville.

La présentation suivante portait sur l’évolution d’un projet participatif visant à créer l’un des récents centres culturels, soutenu par la municipalité et d’autres partenaires. Ce projet vise à répondre aux besoins d’un quartier en pleine transformation et en expansion.


B. L’art met en lumière l’orientation du changement dans l’urbanisme.

La présentation a été réalisée par l’architecte Petri Leppälä, travaillant au sein du Département de l’environnement urbain d’Helsinki.

Pour Petri Leppälä, qui considère que l’architecture n’est rien d’autre qu’un cadre pour la vie elle-même, son approche du design interactif découle naturellement de ses expériences d’études en Finlande et au Danemark, lui permettant ainsi d’établir des comparaisons de première main. L’architecte Leppälä aborde la réintroduction de l’interaction humaine et des émotions dans le tissu urbain quotidien comme un défi stimulant pour les urbanistes et les architectes contemporains. Le Département de l’Environnement Urbain de Helsinki réunit toutes les actions essentielles de la planification générale et détaillée, tels que la circulation, le paysage et l’immobilier, en les réunissant autour d’une seule table pour favoriser l’émergence d’idées nouvelles et multidisciplinaires qui guident la conception urbaine.

Le travail de Petri concernant l’urbanisme du centre de Vuosaari a progressé vers une collaboration fructueuse entre les exigences du plan général visant à améliorer le pôle de services – le rendant plus convivial – et les échanges avec les résidents de Vuosaari. Cela s’est manifesté à travers une programmation minutieuse d’événements, d’expositions et d’ateliers au sein du centre culturel Vuotalo. Cette approche a apporté une valeur ajoutée en rapprochant davantage le débat public des objectifs mutuels lors de la réalisation des projets.

La mission principale était de renforcer le sentiment de communauté, d’encourager le développement positif et de mettre en avant les caractéristiques distinctives des quartiers en dehors du centre-ville, comme mentionné dans la première présentation de Timo Cantell. L’idée sous-jacente était de créer des occasions pour les habitants de divers quartiers de s’immerger dans la culture et d’intégrer l’art dans leur vie quotidienne. Au cœur de cette initiative résidaient l’interaction et la coopération entre les résidents locaux et les organismes artistiques, avec pour objectif de développer des méthodes de travail plus variées afin d’atteindre de nouveaux publics pour l’art et la culture.

Ce fut un processus d’urbanisme axé sur la participation des résidents, impliquant une interaction avec les parties prenantes du projet à travers divers moyens tels que la diffusion d’informations, des ateliers et des méthodes de conception. Une communication s’est instaurée avec les organismes d’urbanisme et immobiliers opérant dans la région de Vuosaari.

Une attention particulière a été portée aux activités artistiques impliquant diverses communautés et résidents, avec la collaboration d’un artiste résident travaillant en étroite collaboration avec les habitants.

En outre, un concours en conditions réelles a été organisé pour les étudiants des trois universités d’architecture finlandaises.

En somme, ce fut un exemple captivant de création collective d’un centre culturel avec la collaboration active des résidents, des étudiants et des professionnels. Ce processus n’a pas été réalisé en un jour… il s’est étalé sur une période considérable, essentielle pour garantir le succès du projet.

Grâce au modèle participatif d’Helsinki, l’offre artistique et culturelle est équilibrée et diversifiée au niveau local, contribuant au renforcement de la communauté, à l’amélioration de l’image positive des quartiers et à l’intégration culturelle des résidents.


C. Communautés : changer les villes depuis leurs racines

Cette présentation captivante a été animée par deux chercheurs qui ont mis en lumière les nuances des divergences entre les politiques élaborées par les organismes publics, qu’il s’agisse du gouvernement d’Helsinki ou de la ville de Tampere, et les activités culturelles émergentes au sein des communautés locales de ces villes, les deux plus grandes du pays. Dans ces situations, les priorités ne coïncident généralement pas au départ, donnant lieu à un dialogue dynamique s’épanouissant dans un cadre démocratique avancé tel que celui en vigueur en Finlande.

Présentation de Mikko Kyrönviita et de Antti Wallin. Photo de Rafael Mandujano.

Antti Wallin, PhD, est professeur de politique sociale à l’Université de Tampere. Il est membre du collectif de recherche du Tampere Center for Societal Sustainability et du consortium de recherche Towards Ecowelfare State. Ses recherches et son enseignement portent sur l’intersection des politiques urbaines, des espaces et de la vie quotidienne des habitants. Animé par le désir de comprendre les implications spatiales du changement social, ses recherches ont exploré des sujets tels que le vieillissement de la population dans les villes, la planification culturelle, le rôle de la base dans la planification urbaine, la densification urbaine et, plus récemment, les effets sociaux du développement urbain durable. Au-delà de l’enseignement et de la recherche académiques, Wallin participe activement aux débats publics et professionnels sur les questions urbaines et publie régulièrement des articles de vulgarisation sur les débats universitaires.

Mikko Kyrönviita est doctorant en politique environnementale à l’Université de Tampere. Il est membre du groupe de recherche Nature and Environment Policy et co-fondateur du collectif de recherche Insurgent Spatial Practices à l’Université de Tampere. Il mène ses recherches doctorales sur le skateboard et la culture de la construction de skate parks DIY (faites-le vous-même). Dans ses recherches, il se concentre sur les questions d’action politique quotidienne, d’apprentissage et de partage des connaissances, ainsi que sur la manière dont les appropriations et pratiques spatiales auto-organisées des skateurs ont abouti à de nouvelles formes de collaboration dans la gouvernance urbaine. Il est un membre actif de la communauté locale du skate et a participé à la planification du studio de skate du lycée Sampo et au développement du programme de skate avec le Festival du film de Tampere.

Introduction

Les villes sont en perpétuelle mutation avec l’augmentation de la densité urbaine, la régénération des anciens sites industriels, l’adoption de nouvelles approches en urbanisme (comme le nouvel urbanisme) et l’évolution de différentes cultures urbaines.

La culture, au cœur même de la société, englobe les coutumes et les expressions artistiques qui ont un impact sur la manière dont les individus vivent et s’engagent dans une découverte et un apprentissage créatifs.

Les individus jouent un rôle essentiel en tant qu’acteurs impliqués dans la création et l’évolution de leur environnement, participant activement à son développement.

Au-delà des aspects traditionnels de la planification urbaine, les villes se construisent socialement, influencées et modelées par les actions collectives et les modes de vie quotidiens de leurs habitants.

Les chercheurs ont ensuite brièvement présenté trois cas d’organisations populaires qui renouvellent les modes de vie en ville :

  • Tikkutehdas, une ancienne fabrique d’allumettes, à Tampere;
  • Hiedanranta, une ancienne usine de pâte à papier et zone industrielle, à Tampere; et,
  • Suvilahti, une ancienne centrale électrique et gazière, à Helsinki
Tikkutehdas DIY : faire de la politique de manière pratique

(Kyrönviita & Wallin, 2022) Les sentiments de mécontentement peuvent être un catalyseur puissant, incitant les individus à agir pour influencer et améliorer leur ville. Cela peut impliquer la création de nouvelles structures ou la résolution de déficiences qui persistent depuis longtemps dans le paysage urbain.

Dans cette optique, les citoyens apparaissent comme des acteurs politiques actifs, impliqués de manière proactive dans la création de leur cadre de vie, cherchant à concrétiser leurs aspirations pour des espaces urbains idéaux.

La politique urbaine quotidienne se concentre principalement sur la transformation des aspects ordinaires de la vie citadine, cherchant non seulement à introduire des changements, mais aussi à instaurer de nouveaux forums d’engagement civique, comme l’ont souligné Beveridge et Koch en 2019.

Ce processus dynamique agit comme un moteur, mobilisant les individus pour qu’ils contribuent activement au développement et à l’amélioration de leur environnement urbain.

Tikkutehdas en 2010 et en 2012. Photos de Mikko Kyrönviita.
Hiedanranta, Tampere : Dialectique de la culture et du développement urbain

(Rikala, S., Wallin, A., et Sjöblom J. 2023 ; Turku, V., Kyrönviita, M., Jokinen, A., et Jokinen, P. 2023) La réorganisation économique des villes engendre des friches urbaines, telles que des terrains abandonnés et une densification urbaine.

Les initiatives locales sont capables de réaffecter des espaces vacants ou peu utilisés à des fins spécifiques, remettant ainsi en question les normes établies en matière de développement urbain et les tendances actuelles.

Les efforts de développement urbain peuvent parfois tirer parti de la culture populaire pour cultiver des espaces urbains dynamiques et susciter un plus grand intérêt du public. Dans ce processus, des concepts tels que les usages temporaires, l’urbanisme tactique et l’urbanisme DIY peuvent être utilisés.

Il arrive parfois que les acteurs locaux et les entités de développement urbain partagent des objectifs communs en créant des environnements urbains dynamiques et vivants. Cependant, les motivations sous-jacentes diffèrent :

  • Les acteurs de terrain sont principalement motivés par des considérations culturelles et communautaires.
  • Le développement urbain, quant à lui, est principalement motivé par l’objectif d’augmenter la valeur des terrains et des biens immobiliers.

Suvilahti, Helsinki – Conflit : un scénario indésirable

Les participants ont mentionné le projet de réaménagement d’un ancien site industriel – le gazomètre de Suvilahti. La municipalité souhaitait initialement réaliser un projet de restructuration culturelle de grande envergure, typiquement planifié en collaboration avec les industries culturelles commerciales, plutôt que de préserver l’espace de skate populaire DIY créé par la communauté locale. Les tensions pour ce projet ont persisté au fil de ces dernières années, suscitant des manifestations de la part des résidents, qui aspirent à maintenir l’atmosphère communautaire non commerciale de cet immense espace. Notons que celui-ci n’a pu être converti en logements en raison des coûts élevés de la nécessaire décontamination. En tout cas, les autorités municipales ambitionnent d’en faire le plus grand centre d’activités créatives et spectacles d’Europe du Nord, tout en promettant de réintroduire un espace DIY (dédié à divers types de bricolage).

Suvilahti en 2022. Photo de Mikko Kyrönviita.

Que retenir de cette problématique ? Le tissu culturel constitué d’initiatives locales apporte une valeur économique importante à la ville, une idée que les autorités municipales accueillent avec enthousiasme. Ils exploitent à leur avantage le « facteur cool » inhérent à ces mouvements culturels, en utilisant des images visuelles saisissantes et une image de marque convaincante pour dresser un portrait vivant d’une ville dynamique et vibrante.

Cette image soigneusement sélectionnée et promue agit comme un aimant pour le tourisme et les investissements, propulsant la ville vers la croissance et la prospérité. Il est toutefois crucial de reconnaître que ces efforts bien intentionnés visant à façonner un paysage urbain plus prospère peuvent, à long terme, générer des tensions et des conflits.

Il est important de souligner que les conflits ne profitent à personne. En conséquence, les villes ont du mal à trouver l’équilibre délicat entre la réalisation de leurs objectifs de développement urbain et le développement du potentiel créatif de leurs citoyens. Cette double aspiration présente un défi urgent : découvrir des méthodes plus efficaces pour intégrer de manière transparente les valeurs culturelles dans le cadre du développement urbain durable, garantissant un avenir urbain harmonieux et prospère.

En guise de conclusion : Vers une ville durable par le bas

Les initiatives locales insufflent une nouvelle vie à la vie urbaine, ouvrant la voie à un rajeunissement sur de multiples fronts, englobant les dimensions matérielles, sociales et symboliques de l’existence urbaine.

Ces initiatives promeuvent la durabilité en réutilisant de manière ingénieuse les espaces et les ressources déjà existants pour répondre aux besoins locaux, favorisant ainsi le renforcement de la communauté et la création de connaissances et compétences. Par conséquent, elles remettent souvent en question les pratiques urbaines traditionnelles, créant ainsi de nouvelles associations dynamiques.

Dans ce contexte, certaines questions émergent :

  • Quel rôle les citoyens jouent-ils dans la conception collective de la vie urbaine quotidienne et dans la création d’une ville durable ?
  • Comment la gouvernance culturelle est-elle prise en compte dans cette équation complexe ?


Je tiens à remercier particulièrement les chercheurs Jenni Pekkarinen, Antti Wallin et Mikko Kyrönviita.


Helsinki: Journée d’études sur la culture et le développement durable (2)

Cet article est la deuxième partie de mon compte-rendu de la journée d’étude du 10 octobre 2023. Il aborde d’une part la présentation d’une plateforme numérique finlandaise dédiée à la planification durable de concerts et de festivals de musique, et d’autre part l’initiative visant à instaurer l’économie circulaire dans le domaine culturel de la région métropolitaine d’Helsinki. Ces deux initiatives mettent en avant des approches participatives et fédératrices dont bénéficient les acteurs clés impliqués.

Deuxième des trois parties

Une fois effectuée la visite des toutes nouvelles installations de l’Université Aalto, la journée d’étude à Helsinki organisée par le réseau européen ENCATC s’est poursuivie à l’Université des Arts d’Helsinki (Uniarts), tant dans son Académie des Beaux-Arts que dans l’Académie théâtrale.

La première partie de ce compte-rendu peut être consulté sur ce lien. Le thème de la présentation était «la mode et le design durables».

UNIARTS

L’Université des Arts d’Helsinki (Uniarts Helsinki) représente le plus haut niveau d’enseignement dans les domaines de la musique, des beaux-arts, des arts du spectacle et de l’écriture en Finlande. Reconnue à l’échelle internationale, Uniarts Helsinki se distingue par son engagement dans l’éducation et la recherche artistiques, promouvant ainsi le rôle transformateur des arts au sein de la société. Fondée en 2013, l’université est formée de l’Académie des Beaux-Arts, de l’Académie Sibelius et de l’Académie de Théâtre.

La philosophie de l’université affirme que l’art fait partie de la solution à la crise de la durabilité écologique.

En effet, le site Internet d’Uniarts Helsinki mentionne bien l’un des six objectifs majeurs de sa stratégie : intégrer l’art comme solution à la crise de durabilité écologique. Son programme environnemental établit des mesures concrètes visant à soutenir la contribution d’Uniarts Helsinki à un monde plus durable. À l’avenir, l’université cherchera à intégrer de manière plus étendue les connaissances relatives à la durabilité écologique et aux pratiques durables, à la fois dans ses programmes d’enseignement multidisciplinaires que dans ses activités de recherche et de création artistique. Elle s’engage également à réduire son empreinte environnementale en limitant l’utilisation des ressources naturelles et en diminuant ses émissions, avec l’objectif de rendre ses opérations neutres en carbone d’ici 2030.

Le document du programme environnemental est structuré autour de trois thèmes principaux, englobant un total de 23 mesures. Les objectifs et actions de ce programme ont été établis en 2022 à travers un processus participatif, offrant à tous les membres de la communauté l’opportunité d’influencer son contenu. Chaque année, la mise en œuvre du programme environnemental sera surveillée dans le cadre du processus de planification opérationnelle, avec des rapports transparents sur les progrès réalisés. Des mises à jour seront apportées si nécessaire, et ce processus sera finalisé au plus tard en 2024.


VISITE 2 – ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

ELMA – Plateforme pour une industrie musicale durable

L’intervenante Anu Ahola (de Jazz Finland / ELMA.live) a exposé les progrès du projet phare en termes de durabilité dans le domaine de la musique live en Finlande: ELMA, une plateforme numérique dédiée à la planification, à l’éducation et à la diffusion d’informations.

Présentation de ELMA.live

À l’origine du projet en 2020, les principales organisations finlandaises dans le domaine de la musique live ont uni leurs efforts pour construire un secteur musical plus durable. Ce regroupement a donné naissance au réseau KEMUT, signifiant en finnois «boîte à outils pour un secteur de la musique live plus durable». L’objectif était de créer des outils concrets favorisant la durabilité dans ce secteur et d’encourager la scène musicale live à adopter des pratiques plus respectueuses du climat.

Au cours de cette année-là, le réseau a réalisé une enquête sur les pratiques éco-durables dans le domaine de la musique live. Les résultats ont montré que de nombreux acteurs du secteur en Finlande avaient déjà pris des mesures pour promouvoir l’éco-durabilité dans leurs activités. Cependant, pour fédérer tous les acteurs, il est apparu nécessaire d’établir une coopération étendue et de changer les mentalités : adopter des pratiques, des actions et des objectifs communs pour le secteur, ainsi que rendre accessibles à tous des outils pratiques.

Les partenaires du réseau KEMUT sont:
Finland Festivals
LiveFin
Music Finland
Musician’s Union
Finnish Jazz Federation
Association of Finnish Symphony Orchestras

Quel objectif vise la plateforme ? ELMA ambitionne d’incorporer la responsabilité et la durabilité (dans les aspects environnementaux, économiques, sociaux et culturels) au cœur des opérations quotidiennes de chaque organisateur, artiste et lieu de musique live.

Au cours de la phase initiale de développement de la plateforme, ses trois principaux composants ont été définis:

  • La formation via des supports pédagogiques ;
  • Le programme d’engagement comprenant un plan d’action (roadmap) pour élaborer, suivre et rendre compte des avancées de l’organisation ;
  • La communauté à travers une plateforme de réseautage, d’interaction et de partage des connaissances.

Les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies ont été adoptés comme cadre conceptuel. Les ressources éducatives d’ELMA, disponibles gratuitement (avec inscription obligatoire), proposent des explications et des recommandations sur la façon d’intégrer les ODD dans l’industrie de la musique live, ainsi que des pistes pour avancer vers la réalisation de ces objectifs tant dans le cadre professionnel que personnel.

Jazz Finland gère ELMA, avec la participation des autres membres du réseau KEMUT en tant que collaborateurs. Le projet a reçu un soutien financier du ministère de l’Éducation et de la Culture via un fonds dédié à la transformation des secteurs culturels et créatifs.

Pour créer le contenu d’ELMA, de nombreux matériaux ont été utilisés, produits par le secteur de la musique et d’autres professionnels de cette industrie créative, ainsi que par des spécialistes de divers aspects du développement durable. Le contenu continuera d’être enrichi et mis à jour en fonction des nouvelles ressources disponibles.

Parmi les sources d’information et d’inspiration figurent le Centre de recherche sur les politiques culturelles de Cupore, l’initiative Safe at Every Stage, IHME Helsinki, Julie’s Bicycle, le service Culture for All, le projet de transition Our Festival, les études et enquêtes de Music Finland, l’Association des festivals de la région de Tampere, le projet SKAALA de l’Union des musiciens, Sitra – le Fonds finlandais pour la célébration de l’indépendance de la Finlande, les projets de la Fédération finlandaise de jazz pour des tournées plus durables, Suoni ry, l’Institut finlandais de l’environnement, le Centre de promotion des arts (Taike), le projet LuoTo géré par le Conseil régional d’Uusimaa (décrit plus bas), le secteur Equal Music, l’Association des Nations Unies, ainsi que de nombreux autres sites Internet, articles, publications et médias.

Les autres collaborateurs de la plateforme incluent :

  • Positive Impact Finland : une agence de développement durable offrant des services complets axés sur le bien-être de la planète et de toutes ses formes de vie.
  • Tiketti : un précurseur finlandais dans le domaine de la billetterie et du marketing événementiel. Forte de sa créativité, de son expérience et de ses outils, l’entreprise accompagne chaque année des milliers d’événements à travers la Finlande.

Il est à noter que les informations concernant la «Feuille de route de la musique live» pour la Finlande, nommée Viileä musiikki en finnois, sont désormais disponibles en anglais. Cette feuille de route établit des objectifs climatiques communs pour l’industrie musicale, identifie les domaines d’action en matière climatique, et détaille les rôles spécifiques de l’industrie ainsi que les principales possibilités d’influence. Ces objectifs sont alignés sur les objectifs d’émissions de la Finlande pour 2035 et sur l’objectif climatique de maintenir l’augmentation de la température mondiale en dessous de 1,5 degré Celsius, tel que recommandé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Les principaux domaines abordés concernent les transports, l’énergie, la consommation et le changement culturel.


Projet LuoTo – Étapes pour un avenir durable dans les industries créatives

Présentation de Jaana Eskola, chef de projet pour les secteurs culturels et créatifs durables au Conseil Régional d’Helsinki-Uusimaa

Le projet LuoTo présente des propositions visant à orienter les industries créatives vers un avenir efficient et à faible émission de carbone, dans le cadre d’une économie circulaire. La région d’Helsinki-Uusimaa a été choisie comme terrain pilote pour ce projet; elle accueille près de la moitié des emplois de l’industrie créative en Finlande.

Outre le Conseil Régional d’Helsinki-Uusimaa, l’université Aalto, Uniarts Helsinki, le ministère de l’Environnement, Creasus ry et MyStash Oy forment le consortium qui dirige ce projet. Le financement de ce projet provient du Fonds finlandais d’innovation Sitra, du ministère de l’Environnement et du ministère de l’Éducation et de la Culture.

L’industrie a déjà entrepris de nombreuses actions visant à améliorer sa durabilité, comme l’a révélé une analyse préliminaire du projet. Cependant, ces initiatives sont souvent limitées dans le temps et les informations ne sont pas fréquemment partagées entre les différents domaines de l’industrie culturelle, et encore moins au-delà de celle-ci.

Quels sont les objectifs du projet ?

  • recueillir et partager les bonnes pratiques ainsi qu’améliorer les connaissances;
  • créer un aperçu des initiatives et des boîtes à outils de développement durable existantes en Finlande;
  • élaborer une feuille de route verte pour la transition écologique pour les secteurs créatifs sur la base des résultats des ateliers animés pour les secteurs spécifiques;
  • amplifier le rôle des arts et de la culture en tant que catalyseurs et terrains d’essai pour des modes de vie plus durables.

Il convient de mentionner la classification utilisée par rapport aux secteurs culturels et créatifs de ce projet :

  • Littérature et bibliothèques;
  • Musique et radio;
  • Cinéma, télévision, industrie audiovisuelle;
  • Industrie du jeu vidéo;
  • Design et mode;
  • Architecture;
  • Fêtes et événements;
  • Arts de la scène; et
  • Galeries, musées, arts audiovisuels, patrimoine culturel

Le projet a débuté en mai 2022. Des données sur la situation actuelle avaient déjà été rassemblées grâce à des enquêtes sur les initiatives et actions en lien avec les objectifs de durabilité (effectuées à l’automne 2022). Un chef de projet a été recruté en septembre 2022. De janvier à juin 2023, neuf ateliers ont été organisés pour les secteurs créatifs, un atelier pour les bailleurs de fonds des arts et de la culture, ainsi que deux ateliers pour les professionnels de la culture travaillant au sein des administrations municipales. La finalisation de la Feuille de route verte est prévue pour le mois d’octobre, ce plan d’action déjà évoqué pour une transformation écologique dans l’industrie créative, fruit d’une collaboration intersectorielle.

Quelques conclusions importantes ressortent :

Les industries créatives possèdent le potentiel d’améliorer la compréhension générale de la gravité des crises climatiques et de la diversité, mais cette opportunité n’est pas encore pleinement exploitée.

Ces industries ont la capacité d’influencer la culture et les comportements à l’échelle de la société en proposant des modèles de vie et de consommation respectueux des limites planétaires.

En assurant la vitalité et l’accessibilité du secteur créatif grâce à un financement de base adéquat, il devient possible de proposer des alternatives à une culture centrée sur la consommation.

Il est également observé que, dans une transition vers la durabilité, tous les secteurs de la société ajustent rapidement leurs activités pour respecter les limites de capacité, afin de répondre à la crise climatique et à la perte de biodiversité.

De plus, l’intervenante a souligné l’importance des municipalités et des métropoles dans l’établissement des fondements et de l’infrastructure nécessaires à une société durable sur le plan écologique. En effet, les collectivités locales peuvent jouer un rôle actif dans la promotion de la transition écologique au sein des secteurs créatifs en :

  • mettant en place des systèmes de transport public à faible émission de carbone
  • développant des solutions à faible empreinte carbone pour les bureaux, les salles de formation, les théâtres et les studios
  • veillant à l’intégration de la durabilité et de la sensibilisation écosociale à tous les niveaux de l’éducation artistique
  • établissant des critères de durabilité dans l’octroi de financements pour les initiatives artistiques et culturelles

La prochaine phase du projet débutera en novembre 2023, financée pour la période 2023-2024 par le Fonds pour la reprise et la résilience (RRF), dans le cadre du programme Next Generation EU de la Commission européenne. Les principaux objectifs de cette phase consisteront à :

  • mettre en application les conclusions principales de la Feuille de route verte;
  • combler les lacunes en matière de connaissances : proposer une formation sur le développement durable destinée aux professionnels de la création en Finlande;
  • établir une plateforme collaborative pour les initiatives de développement durable au sein des secteurs créatifs en Finlande; et,
  • renforcer les liens intersectoriels entre les projets axés sur le développement durable.

En outre, il a été recommandé de consulter le document « Feuille de route verte pour des expériences culturelles durables dans la région nordique » qui est le résultat du projet : «Expériences culturelles durables dans la région nordique» dirigé par « La Maison nordique des îles Féroé » dans le cadre du programme de vie durable du Conseil nordique des ministres (2021-24).


Dans la troisième partie de cet article, je rendrai compte des trois présentations proposées à l’Académie de Théâtre:

  • le modèle de développement culturel à travers les centres culturels d’Helsinki;
  • l’exemple d’un processus participatif pour développer le centre culturel Vuotalo;
  • les relations dialectiques entre les initiatives culturelles de base (grassroots) et celles des gouvernements locaux, avec des exemples de la ville de Tampere et d’Helsinki.

Helsinki: Journée d’études sur la culture et le développement durable (1)

En amont du congrès annuel du réseau européen ENCATC, j’ai assisté le 10 octobre 2023 à une journée d’étude portant sur la culture et le développement durable à Helsinki. L’objectif était de découvrir des projets novateurs d’institutions artistiques, culturelles et universitaires de la capitale finlandaise. Cette opportunité m’a permis de mieux appréhender leurs approches, que ce soit en lien avec l’économie circulaire ou avec des domaines tels que le design textile et les festivals. Nous avons aussi abordé la planification urbaine durable ainsi que la revitalisation urbaine centrée sur la culture à Helsinki et dans sa région métropolitaine. L’importance des habitants dans les processus de démocratie culturelle participative a été soulignée, même si cela a mis en lumière certaines tensions.

Intérieur de la Faculté de Design et Architecture de l’Université Aalto (Photo: Rafael Mandujano)

La durabilité et la transition verte étaient au cœur de cette journée organisée par le réseau européen ENCATC. Celui-ci joue un rôle crucial en tant que représentant, défenseur et promoteur de la gestion culturelle (cultural management) et de l’éducation supérieure dans le domaine des politiques culturelles. L’objectif d’ENCATC est aussi de professionnaliser le secteur culturel pour le rendre durable, tout en fournissant une plateforme de dialogue et d’échanges à l’échelle européenne et internationale.

Le programme comprenait des conférences et des visites organisées en deux phases successives se tenant dans des universités de renom:

Université Aalto

Problématiques générales

Selon les organisateurs, le désir et le besoin de devenir plus durables dans la façon dont nous comprenons, organisons et vivons la culture n’ont jamais été aussi forts. Des questions se posent néanmoins:

  • Comment y parvenir ?
  • Qu’est-ce que la durabilité en matière d’art et de culture ?
  • Comment la durabilité peut-elle offrir une nouvelle compréhension de la culture et comment la culture peut-elle offrir une meilleure compréhension de ce que signifie la durabilité ?
  • Comment les arts et la culture peuvent-ils jouer un rôle plus important dans le développement et l’agenda durables ?
  • Quelle est la contribution spécifique du secteur culturel ?
  • Comment une politique verte durable et innovante peut-elle faire une réelle différence pour les citoyens ?

Première des trois parties

UNIVERSITÉ AALTO – VISITE 1 – Conférence sur la mode et le design durables

Intervenante: Pirjo Kääriainen, professeure, Université Aalto.
Pirjo Kääriäinen est une passionnée de matériaux et designer textile qui travaille comme professeur de design et de matériaux à l’Université Aalto. Elle travaille à mi-chemin entre la recherche et la pratique et a participé à plusieurs projets de recherche dont le sujet sont les matériaux organiques (bio), notamment ceux à base de bois. Depuis 2011, Pirjo développe la collaboration interdisciplinaire CHEMARTS entre l’École des Arts et du Design (ARTS) et l’École de Génie Chimique (CHEM). L’objectif de CHEMARTS est d’inspirer les étudiants et les chercheurs de l’Université Aalto à développer conjointement des matériaux d’origine biologique et à créer de nouveaux concepts pour leur utilisation durable à l’avenir.

Parmi les masters du département de design de l’université, il en existe actuellement un axé sur la « Créativité durable » (Creative sustainability). En outre, parmi les principaux domaines de recherche de ce département, Pirjo a souligné «Le design pour la durabilité et l’innovation» en relation avec le Design Thinking, le design pour des transformations radicales, les innovations matérielles, l’entrepreneuriat et les entreprises, les défis sociaux et écologiques, entre autres sujets de recherche.

La recherche dans le Département de Design de l’Université Aalto (2023)

La présentation a illustré des exemples de l’évolution de l’approche durable dans le design textile et la mode. Pirjo a constamment mis en lumière les interrogations centrales : Quelle valeur ajoutée un designer apporte-t-il ? Selon quels principes ? Dans quelle mesure est-il justifié de soutenir la croissance de la consommation ?

Présentation de Pirjo Kääriäinen, professeure en design textile et matériaux

Pirjo a souligné l’importance de considérer dans une démarche durable les limites environnementales de la planète; les objectifs de développement durable des Nations Unies; et les principes de l’économie circulaire. Elle a également mis en avant l’impact environnemental et social de la production ainsi que de la consommation actuelle dans l’industrie textile. Par exemple, elle a mentionné que 35 % des microplastiques retrouvés dans les océans proviennent de sources liées à l’industrie textile.

Par ailleurs, Pirjo a évoqué leur groupe de recherche Fashion/Textile Futures, lequel est actuellement impliqué dans plusieurs projets de recherche importants.

Dans ce sens, un article recommandé par Pirjo est « Le prix environnemental de la fast fashion » de Kirsi Niinimäki et al (2020).

Les tendances de croissance de la production mondiale de fibres sont alarmantes (Source : Textile Exchange). La chaîne de valeur textile est particulièrement très étendue : production de fibres – production de tissus et fils – production textile – consommation – fin de vie… Mais l’industrie est de plus en plus consciente de l’impact. Par exemple, le rapport de Business for Fashion & McKinsey sur l’état de la mode 2021 notait qu’« une industrie de la mode plus circulaire nécessitera un effort collectif » et le rapport 2022 indiquait que l’emploi des textiles circulaires est déjà en augmentation en termes d’échelle et qu’ils doivent être pris en compte dans le processus de conception pour limiter l’extraction de matières premières et favoriser la réduction des déchets textiles.

Pirjo a également cité l’exemple de IONCELL (Ioncell-F), un procédé technologique durable qui convertit la pâte de cellulose, les textiles en coton usagés ou même les vieux journaux en nouvelles fibres textiles sans utiliser de produits chimiques nocifs ; la recherche sur les teintes naturelles et les colorants, tels que ceux utilisés dans le passé (notamment à travers la recherche sur les matériaux récupérés d’anciennes épaves de vikings par exemple) ; l’approche durable appliquée par les entreprises de recyclage qui cherchent à répondre aux traditions culturelles qui impliquent de grandes quantités de déchets tels que les fleurs et leurs pétales lors des mariages thaïlandais (projet d’une étudiante).

D’autres tendances concernent le potentiel d’inspiration biologique, comme la création de matériaux à base de champignons (mycélium); l’application de biotechnologies ou le génie génétique (avec leurs implications éthiques : les réglementations sont moins restrictives en Asie ou en Amérique que dans l’Union européenne). La question reste claire sur l’impact de l’arrivée de nouvelles matières (même si elles sont relativement durables) sur le consumérisme car elles entretiennent la tendance fast fashion ou la consommation effrénée et en volume important. Il est nécessaire de promouvoir un esprit critique et informé en direction des consommateurs.

Pirjo nous a également mis en garde sur le cas de la communication à travers la tension suivante : conception spéculative ou innovations matérielles concrètes? Elles représentent un défi, même lorsqu’il s’agit de dénoncer l’obstination à proposer des options de consommation plus larges – que l’on pourrait considérer comme dénuées de sens étant donné le contexte actuel.

Quant à la réparation, ils vont insister sur celle-ci dans leur programme pour concevoir en conséquence (éco-conception). Cependant, la limite de la réparation réside malheureusement dans la mauvaise qualité des matériaux sur le marché actuel.

En conclusion, Pirjo a formulé les recommandations suivantes :

  • adoptez une approche globale dans toutes les étapes de conception et de fabrication;
  • réduisez l’utilisation des ressources tout au long du processus de fabrication;
  • diminuez les répercussions environnementales lors de la production et de la distribution;
  • concevez pour une durée de vie multiple (plusieurs cycles de vie);
  • maintenez la transparence tout au long de la chaîne de valeur;
  • communiquez de manière transparente sans recourir au greenwashing!

Une initiative de recyclage des étudiants de l’Université Aalto

Dans la deuxième partie de l’article, j’évoquerai les présentations réalisées à l’Académie des Beaux-Arts et dans la troisième partie celles de l’Académie de Théâtre.


La bibliothèque Oodi met en valeur les ouvrages comme ceux-ci sur les initiatives « Zéro déchets »

Marc Chagall au Mexique – une autre expérience de l’Amérique pendant son exil

Le mois d’octobre 2023 sera chagallien ou ne sera pas! Alors que deux expositions sur l’artiste ouvrent leurs portes au Centre Pompidou et à la Piscine de Roubaix et que « L’atelier des Lumières » parisien continue à présenter l’une de ses plus belles créations audiovisuelles autour de Chagall, je rends hommage à cet artiste en traduisant et en adaptant un article paru en espagnol sur ce même blog pour évoquer une période créative intense de Chagall lors de son exil sur le continent américain (1941-1948), moins connue que celle de New York et… au sud du Río Bravo/Río Grande… à Mexico!

Ce sont quelques questions auxquelles je tente de répondre dans cet article en me basant sur différentes sources: des biographies de Chagall, des articles de livres et de revues, des catalogues d’expositions ainsi que des sites Internet, essentiellement en français et en anglais (les informations disponibles en espagnol sur ce sujet sur Internet sont particulièrement rares).

Ce fut par hasard, un jour d’été en 2015, que j’ai découvert à la Kunsthaus de Zürich un tableau de Marc Chagall (1887-1985) intitulé «La Guitare endormie» (1942/43) dans lequel le nom du Mexique/Mexico apparaît clairement en orange sur une scène dans laquelle on peut voir une figure maternelle avec une série d’animaux et des fleurs, et dans le ciel un guitariste volant près de la pleine lune et de quelques étoiles.

Cette « rencontre » m’a amené à chercher pourquoi Chagall avait créé cette œuvre d’inspiration mexicaine. J’ai facilement découvert que le peintre avait passé une brève saison à Mexico en 1942 pour créer les costumes et les décors du ballet Aleko et que c’était une étape qui allait marquer de manière significative le développement de sa carrière. La preuve en est par exemple que l’exposition « Le triomphe de la musique » à la Philharmonie de Paris en 2015 n’a pas manqué d’inclure une section consacrée à cette période, mettant en lumière les liens artistiques et personnels de Chagall avec le Mexique dans le cadre de son exil américain dû à la guerre en Europe, aux persécutions des nazis et du régime de Vichy.

Chagall arrive à New York en 1941, pour un exil qui durera plus de six ans. Là, il trouve un havre de créativité ; divers artistes comme lui (André Breton, Max Ernst, Fernand Léger, Piet Mondrian, Jacob Lipchitz…) s’étaient réfugiés dans la ville, poursuivaient leurs activités et découvraient d’autres collègues artistes. Le chorégraphe russe Léonidas Massine, ancien membre des Ballets russes de Diaghilev, rejoint notamment la nouvelle compagnie de danse de Mikhaïl Mordkine : le Ballet Theatre. Peu de temps après son arrivée, Lucia Chase, danseuse et mécène de la compagnie, se rend chez Chagall en compagnie de Messine pour lui proposer le projet de créer tous les costumes et décors du ballet Aleko. Depuis son expérience au Théâtre d’art juif de Moscou (1920-1921), Chagall n’avait plus travaillé sur des projets scéniques. Cette aventure excite beaucoup l’artiste!

L’intrigue d’Aleko est inspirée d’un poème d’Alexandr Pouchkine, «Les Tsiganes» (1824) et a pour musique une version orchestrale du Trio opus 50 «À la mémoire d’un grand artiste» de Piotr. I. Tchaïkovski. L’œuvre présente une vision romantique de la vie bohème, avec le thème de l’amour malheureux de l’aristocrate Aleko et de la gitane Zemphira. En effet, peuplée d’acrobates, de clowns et de danseurs de rue, l’histoire raconte comment Aleko – lassé de la vie en ville – part à la recherche de Zemphira dans sa communauté tzigane. Elle l’abandonne bientôt pour un autre, malgré les supplications d’Aleko. À la fin, Aleko, en proie au délire, incapable de faire la distinction entre imagination et réalité, poignarde tant son amante que son rival. Le père de Zemphira le contraint à l’exil et le condamne à une vie d’errance.

Durant les mois de juin et juillet 1942, Chagall et Massine se réunissent tous les jours dans l’atelier de Chagall à New York pour travailler à la scénographie d’Aleko pendant qu’un gramophone joue la musique de Tchaïkovski. Son épouse, Bella Chagall, qui aimait le théâtre et l’avait assisté lors de ses créations scéniques en Russie, a également rejoint le projet, collaborant principalement à la conception et à la confection des costumes. La légende raconte qu’elle lisait à haute voix le poème original lorsque Chagall et Messine travaillaient.

Les dessins préparatoires de Chagall intègrent des notes détaillées relatives à l’intrigue et à la chorégraphie du ballet, qui comprenait des danses folkloriques tziganes enflammées, des danses russes stylisées et des pas de trois classiques. Grâce à sa formation auprès de Diaghilev, Massine accorde une place essentielle aux arts graphiques dans sa chorégraphie. L’un des biographes de Chagall, Franz Meyer, note que «la chorégraphie et la peinture furent conçues comme un tout, et Massine se laissa inspirer jusque dans les moindres détails par la vision que Chagall se faisait du drame. Ces mois de travail en commun comptèrent pour les Chagall parmi les plus heureux de leur séjour en Amérique ; des années après, il leur suffisait de trois mesures du Trio de Tchaïkovski pour retrouver la merveilleuse atmosphère d’entente de ce moment. »

Chagall a écrit une lettre où il disait qu’il espérait que ses plus chers amis et tous ses autres amis en Amérique pourront voir « ce ballet, que j’ai conçu en songeant à la grande Russie, mais aussi à nous autres Juifs. » Dans sa série de longs exils, Chagall semble percevoir dans cette ballade des steppes l’écho romantique d’un monde perdu.

Je dois dire qu’au fond, j’aurais sûrement aimé retrouver des motifs teintés de romantisme et de sens poétique. Comme beaucoup de ceux que certains artistes évoquent pour présenter le sens de leurs projets de résidence au sein d’institutions culturelles. Non, dans ce cas, et sauf preuve du contraire, tout semble indiquer qu’il s’agissait de raisons bien prosaïques ! Mais allons-y par parties.

Selon Bella Meyer, petite-fille de l’artiste, «Sol Hurok, directeur de la compagnie (le Ballet Theatre, ainsi appelé à l’époque – ndlr), voulait éviter les coûts importants d’une production à New York, ainsi que les restrictions syndicales qui n’auraient pas donné à Chagall la liberté de travailler en étroite collaboration avec les artisans du théâtre. Les témoignages de V. Odinokov affirment que Chagall a tenté de réussir l’examen qui lui aurait ouvert les portes des ateliers de scénographie ; mais intimidé par les dessins industriels et les questions de perspective auxquelles il ne savait pas répondre, il a échoué. En effet, si un artisan ou un artiste n’appartenait pas au puissant syndicat local des scénographes, il n’avait pas le droit de travailler, ni même de toucher les matériaux. Au Mexique en revanche, un simple vote des administrateurs du Théâtre/Ballet suffisait pour l’admettre parmi les artisans.

Jackie Wullschläger, dans sa biographie de Chagall, note que le gouvernement mexicain les a invités à présenter la première du ballet au Palais des Beaux-Arts, « l’imposant bâtiment Art déco avec un rideau de verre Tiffany ».

Palais des Beaux-Arts, Mexico

Enfin, de son côté, l’exposition parisienne de la Philharmonie évoque également le faible coût de la main d’œuvre et sa qualité.

Chagall et sa femme Bella ont fait le voyage avec Massine jusqu’à Mexico où ils sont arrivés le 2 août 1942. À propos de ce voyage, il y a une anecdote racontée par Bella dans une lettre à sa fille Ida, restée à New York. Ils ont dû passer beaucoup de temps à la douane de Laredo : les autorités ne voulaient pas laisser passer les maquettes des costumes et des décors car il y avait de nombreuses inscriptions en russe ! Une fois effacés par les Chagall, ils purent alors emporter tous les dessins avec eux (Lettre du 4 août 1942, archives Ida Chagall, Paris).

Le travail préparatoire du décor a été réalisé à New York, mais c’est à Mexico qu’il a pris sa forme définitive et ses couleurs vives. Jackie Wullschläger commente que «loin de la grisaille de New York, les Chagall ont pu apprécier la splendeur des contrastes et des couleurs violentes, le soleil implacable et les nuits lumineuses – autant d’éléments qui devaient inspirer les décors d’Aleko». Bella a déclaré à cet égard que :

Chagall et Bella se sont d’abord installés, pour une semaine, dans le quartier de San Angel, celui-là même où Diego Rivera avait son atelier. Mais comme ils devaient partir très tôt le matin pour se rendre au centre de Mexico et rentrer tard le soir, ils ont finalement déménagé dans un hôtel (l’Hôtel Montejo), à deux pas du Palais de Bellas Artes. Ils ont à peine eu le temps de s’acclimater. Ils avaient moins d’un mois pour confectionner plus de soixante costumes et créer quatre énormes toiles de fond pour la scène. Trois cents artistes et artisans ont participé à cette production.

Massine a répété avec la compagnie à l’Hôtel Reforma. Chagall, affichant un air bohème avec son manteau à rayures multicolores que Bella lui avait acheté en ville, a travaillé à ses toiles de fond pour la scène au Palais des Beaux-Arts-même, tout comme Bella, qui avait installé un atelier de confection à l’intérieur du théâtre.

La petite-fille de Chagall souligne qu’il observait minutieusement comment les artistes locaux transféraient ses dessins sur d’immenses toiles. Une fois toutes les grandes surfaces recouvertes, Chagall lui-même commençait à ajouter des figures et d’autres motifs, souvent fantastiques. Par les lettres de Bella à Ida, il est possible de savoir à quel point Chagall appréciait de travailler avec certains artistes, qui semblaient le comprendre, tandis que d’autres lui semblaient trop lents. Cependant, les travaux avançaient rapidement : deux toiles de fond furent achevées le 23 août, la troisième le 28, et seule la dernière manquait.

Marc Chagall, «Aleko’s Fantasy. Sketch for the choreographer for Scene IV of the ballet Aleko» (1942), Watercolor, pencil, and ink on paper, MoMA. Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Concernant la confection des costumes, Bella sentait cependant que le processus allait être plus délicat. Depuis son arrivée, elle suivait de près la confection de chaque costume et de chaque accessoire dans l’atelier des Beaux-Arts. Elle demandait à son mari de nombreux dessins, de plus en plus descriptifs, des chaussures, des gants, des coiffures, de la dentelle, de tous les détails, ce qui n’enthousiasmait pas beaucoup Chagall. Le 4 août, Bella est allée avec le directeur de la compagnie et des artisans des Beaux-Arts acheter au marché des tissus, cuirs, fils et autres matériaux qui allaient servir à donner de l’ampleur et de la vie aux costumes sur scène, sans trahir l’esprit chagallien. Elle participait à l’exécution de tout, mais uniquement après avoir parlé avec Chagall ; ils se sont par exemple concertés sur le choix des tissus ou la superposition de tulle ou d’organza, ou encore sur les différentes nuances, pour créer divers effets de volumes surprenants avec les moyens les plus simples. En effet, les costumes ainsi créés témoignent d’une compréhension exceptionnelle non seulement de la nature de chaque tissu, mais également de ses possibilités de coupe et de draperie. La petite-fille de Chagall ajoute que ce n’était pas seulement la joie de travailler les matériaux qui comptait pour son grand-père : c’était aussi une célébration de la beauté féminine. On dit aussi qu’aux yeux de l’artiste, un costume de scène était plus qu’un vêtement ; c’était la transcription des qualités physiques et morales de chaque personnage.

Vers le 23 août, la production des costumes est devenue plus complexe et plus intense. Dès qu’un costume était construit, Chagall y ajoutait des couleurs ; il peignait immédiatement les masques… ce serait les seuls costumes entièrement peints par l’artiste. Les artistes espagnols Remedios Varo et Esteban Francés l’ont assisté et sont restés enthousiastes et optimistes jusqu’au bout. Sans oublier Leonora Carrington et bien d’autres talents. Bella a eu un certain nombre de difficultés tant avec les couturières qu’avec les danseurs qui n’appréciaient pas du tout l’idée de porter des costumes peints. Ce n’est qu’avec le soutien de Massine, qui partageait sa vision d’une transformation complète de l’espace, que Chagall put poursuivre sur cette voie. Les discussions créatives se sont poursuivies à tel point en harmonie entre les deux et sur tous les aspects que même le jour de la première, ils ont encore modifié toute une séquence chorégraphique du dernier acte !

Comme à l’époque de leur travail au Théâtre Juif, les Chagall ont véritablement pris possession du Palais, nuit et jour. Une fois de plus, note Jackie Wullschläger, «Chagall se plaignait de l’ambiance générale, de l’administration incompétente, du manque de raffinement». Malgré tout le stress et les difficultés, le résultat a été exceptionnel.

Présentation de deux toiles de fond de Chagall au Musée Aomori, Japon.

Tous ceux qui ont participé à sa création ont pris conscience de la qualité et de la beauté de l’ensemble qui a été présenté à Bellas Artes le 8 septembre. « Le Tout Mexique » a assisté à la première, y compris les peintres Diego Rivera et José Orozco. Le public enthousiaste a réclamé 19 rappels ; Chagall qui se terrait dans les entrailles du Palais a été traîné sur la scène dans un tonnerre d’ovations :

Chagall avait réussi à créer, avec Bella et Massine, un spectacle chargé d’une grande force intérieure qui emmenait toute la salle dans un monde imaginaire, mais à la fois réel et beau. Les mouvements des danseurs étaient soulignés par leurs costumes. Les couleurs peintes sur les costumes et sur les immenses toiles de la scène suggéraient l’intrigue du ballet et créaient surtout des tensions entre l’imaginaire, le réel, le monde physique et l’atmosphère spirituelle. Le travail incessant des matières, l’agencement incessant des textures, la recherche efficace de l’instant visuel leur ont permis d’atteindre le charme complet.

Grâce aux lampes placées derrière les toiles de fond, les figures peintes donnaient l’impression de bondir dans le ciel et les lunes ressemblaient à des vitraux. L’ensemble du spectacle était une hallucination visuelle dont les quelques détails naturalistes renforçaient l’irréalité.

Les quatre toiles de fond conféraient à chaque épisode du récit sa couleur poétique et une dominante chromatique. L’article correspondant du livre « Marc Chagall, Ballet et Opéra » décrit chaque toile dans les termes suivants et j’accompagne ces descriptions d’une illustration des études préparatoires issues de la collection du MoMA de New York, présentes dans l’exposition parisienne :

Le bleu symbolise à l’acte I « Aleko et Zemphira au clair de lune », la rencontre amoureuse entre les deux. Il accompagne l’ouverture musicale, nocturne et tendre, Pezzo élégiaque, qui se transforme progressivement en drame. La figure d’un coq se détache – elle représente la passion – sur le fond du ciel cobalt, tandis que la lune d’un blanc nacré se reflète dans les eaux d’un lac.

Marc Chagall, «Aleko and Zemphira by Moonlight. Study for backdrop for scene 1 of the ballet Aleko» (1942), Gouache and pencil on paper, 15 1/8 x 22 1/2″ (38.4 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

À l’acte II, dans des tonalités tendres de bleu léger et de vert, Chagall fait naître un monde féerique, tourbillonnant comme dans un rêve, où un ours joue du violon et un singe tombe d’un bouquet de fleurs. C’est «le carnaval».

Marc Chagall, «The Carnival. Study for backdrop for Scene II of the ballet Aleko», Gouache, watercolor, and pencil on paper, 15 1/4 x 22 1/2″ (38.7 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

L’acte III, «Champ de blé, un après-midi d’été», est dominé par deux éclatants soleils, images lumineuses d’or et de feu, d’un paysage où glisse la barque minuscule des amoureux.

Marc Chagall, «A Wheatfield on a Summer’s Afternoon. Study for backdrop for Scene III of the ballet Aleko», Gouache, watercolor, and pencil on paper, 15 1/4 x 22 1/2″ (38.7 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

L’Acte IV, final, « Une Fantaisie à Saint-Pétersbourg » a des accents tragiques. Sur le fond pourpre et noir, où se dessinent les palais de la ville impériale et où plane l’ombre de Pouchkine, un fantastique cheval blanc, au regard doux, dont les jambes arrière se sont muées en roues de chariot, bondit par-dessus cette ville en flammes dans un ciel nocturne qu’illumine un chandelier d’or.

Marc Chagall, «A Fantasy of St. Petersburg. Study for backdrop for Scene IV of the ballet Aleko» (1942). Watercolor, gouache, and pencil on paper. (38.1 x 56.8 cm). MoMA. Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Comme je l’ai mentionné précédemment, les costumes ont été conçus avec un soin particulier : ils s’harmonisaient avec les décors, reflétaient la tonalité générale des épisodes et évoquaient la personnalité des héros. Par exemple, Zemphira portait une robe blanche et rouge au début, puis blanche et bleue, et à la fin bleue, noire et jaune suivant l’intensité dramatique des scènes.

Marc Chagall, «Zemphira, costume design for Aleko (Scene I)» (1942), Gouache, watercolor, and pencil on paper, 21 x 14 1/2″ (53.3 x 36.8 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Toujours quant à Zemphira, le rôle a été joué par la danseuse juive née à Londres Alicia Markova, célèbre pour le classicisme épuré de ses mouvements. Chagall l’a réinventée en furie déchaînée aux cheveux hirsutes et au visage sombre, vêtue d’un costume rouge vif, ce qui a sans doute choqué ses fidèles admirateurs habitués à Giselle et au Lac des cygnes.

C’est surtout dans les costumes des gitans et des gitanes, ainsi que dans ceux des animaux fantastiques du rêve d’Aleko, que Chagall a laissé libre cours à son imagination, apportant en particulier humour et poésie à la notation du détail.

Marc Chagall, «Gypsies, costume design for Aleko (Scene IV)» (1942), Gouache, watercolor, and pencil on paper, 12 x 20 3/4″ (30.5 x 52.7 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

Le public new-yorkais s’est également montré très enthousiaste lors de la présentation du spectacle au Metropolitan Opera House le 6 octobre. Les critiques de la presse ont été quelque peu mitigées, mais personne n’a attaqué la splendeur du décor et des costumes. L’apport de Chagall parut si décisif aux yeux du « pape » de la critique chorégraphique new-yorkaise, Edwin Denby, qu’il écrivit que les décors constituaient le véritable sujet d’Aleko. Ému par l’étrange tristesse suggérée par cette féerie de couleurs, il laissait même entendre que le cheval céleste du dernier tableau était plus poignant que tout ce qui se déroulait sur scène.

Jackie Wullschläger souligne qu’il est clair aujourd’hui que la scénographie d’Aleko a marqué un tournant pour Chagall. Cela a affecté son expérience du continent américain, certes, mais aussi sa carrière au cours des quarante années suivantes. L’Amérique lui avait offert, en moins de deux ans, ce qu’il n’avait jamais obtenu en France depuis deux décennies : un format monumental. Dès lors, Chagall manifestera une attirance irrésistible pour les formats gigantesques, les scènes de théâtre, les plafonds, les murs ou les vitraux de cathédrale. (p. 403).

Le succès remarquable d’Aleko a conduit Lucia Chase des années plus tard, en 1945, à solliciter Chagall pour la saison et à lui commander les décors et les costumes d’un autre projet majeur : L’Oiseau de Feu. Cette fois, à New York même. L’exposition du Centre Georges Pompidou qui ouvre ses portes aujourd’hui, mercredi 04 octobre 2023, présente justement un ensemble d’oeuvres liées à cet autre projet: des dessins préparatoires aux costumes et rideaux de scène du ballet d’Igor Stravinsky repris par le Ballet Theatre de New York.

Artículo sobre Aleko en Harper’s Bazaar

L’œuvre de Chagall pour le ballet Aleko ne présentait pas du tout une inspiration isolée, bien au contraire, elle montrait une grande force vitale créatrice, caractérisée par des thèmes et un vocabulaire renouvelé, intégrant certaines doses d’inspiration mexicaine dans l’intrigue russe et ses souvenirs teintés de nostalgie.

Il existe des versions contradictoires concernant l’influence mexicaine dans la création d’Aleko. Par exemple, selon la revue « Beaux Arts » dans son hors-série « La saga d’un artiste universel », cela semble avoir eu peu d’influence sur son inspiration. Il semblerait aussi que la magie n’opère pas pleinement quand on lit dans la biographie de Jackie Wullschläger que dans une lettre à son galeriste à New York (Pierre Matisse), à la mi-septembre, « Chagall se plaint de sa fatigue, du climat, de la nourriture ». Mexico, écrit-il, le rend apathique et il lui tarde de rentrer à New York, même s’il redoute, et tente de reporter à plus tard l’exposition de ses œuvres récentes organisée par Matisse là-bas. Sans connaître le contexte dans lequel la lettre a été écrite, il faut rappeler que le retour à New York était important pour lui dans la mesure où le ballet allait y être présenté début octobre et que les costumes devaient être retravaillés pour qu’ils soient prêts le jour de la première. Nous savons également qu’après un stress continu, la période moins intense qui s’ensuit peut conduire à une certaine dépression. Le séjour au Mexique était essentiellement un concours de circonstances plutôt qu’un voyage volontaire. Dans le contexte de son exil et par la force des choses, New York avait un sens plus considérable pour lui.

D’autres sources mentionnent clairement des influences, tant dans la production elle-même à Mexico que dans les années qui ont suivi.

Une partie assez spectaculaire de l’exposition « L’épaisseur des rêves », présentée au Musée La Piscine de Roubaix en 2012 – et au Dallas Museum of Art en 2013 sous le titre « Chagall : au-delà de la couleur » – consistait en une mise en scène des robes que Chagall avait créées au Mexique. Ils ont insisté sur le fait que les créations avaient été alimentées par l’imagination juive russe ainsi que par certaines influences mexicaines. De nombreux costumes avaient été conservés dans un entrepôt, jusqu’à ce qu’ils soient exhumés en 1991 pour l’exposition «La Présence de Chagall au Mexique» au Centre Culturel d’Art Contemporain de la Fondation Culturelle Televisa, fermé en 1998. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé de témoignage de cette exposition sur Internet, au-delà de la référence au catalogue. J’espère lors d’un prochain voyage au Mexique pouvoir chercher le catalogue dans les bibliothèques spécialisées pour avoir plus de détails.

Je voudrais revenir sur la biographie de Franz Meyer pour continuer à nuancer ce que l’on sait ou que l’on pense du séjour de Chagall dans la capitale mexicaine. La lecture de quelques lignes sur cette question m’a fait sourire, et je les traduis de l’espagnol vers le français: « Mais sa création a été influencée par la découverte du monde tropical. Dans le passé déjà, les nouveaux paysages de l’Ile-de-France, de la Bretagne, de l’Auvergne, de la Côte d’Azur avaient été des stimulants décisifs. (p.211) Cette fois encore, le monde tropical a eu une action sur sa sensibilité aux couleurs. » Quiconque connaît Mexico sait qu’il ne s’agit pas exactement d’un environnement tropical, et même à cette époque-là: elle est située sur un haut plateau, entouré de montagnes et de volcans, l’air est quelque peu sec, même si l’été a toujours été caractérisé par ses pluies (parfois quasi diluviennes). En tout cas, c’est agréable de ressentir un petit cliché romantique dans cette considération de la capitale aztèque. Mais on peut aisément imaginer ce que Franz Meyer veut décrire, cette rupture avec ce que Chagall avait connu jusqu’alors; Mexico n’a rien à voir avec les steppes enneigées biélorusses ! La description de Meyer continue ainsi : « Au début, sans doute, le ballet ne lui laissait que peu de temps pour entrer en contact avec le pays. (…) Un projet de voyage dans le sud du pays pour après la première du ballet n’a pas pu se concrétiser, et finalement les Chagall se sont contentés de promenades. Celles-ci donnèrent lieu à des esquisses à partir desquelles furent peintes, immédiatement après et au cours de l’année suivante, les gouaches dites mexicaines. Celles-ci témoignent de la profonde sympathie que Chagall éprouvait dès le début pour le pays et ses habitants. Il se sentait proche de ce peuple généreux et passionné, appréciant le sens artistique qu’il sentait en eux et l’écho que son propre travail y trouvait. C’est cette ville qu’évoquent certains détails de ses gouaches. Mais l’esprit du Mexique, au-delà de ce folklore, s’exprime aussi dans la relation étroite entre l’homme et la bête, qui est aussi un vieux thème chagallien. (…) Le Christ y a aussi sa place (…). Chagall n’a pas oublié la douleur là-bas, les maisons incendiées, les hommes persécutés (…)». En effet, ces correspondances entre la Russie pré-révolutionnaire et le Mexique peuvent être parfaitement comprises ; par exemple, le contexte me rappelle que la révolution mexicaine n’a pas réussi, malgré l’imaginaire de justice sociale qu’elle réclamait, à réellement modifier la condition des oubliés. Le tableau «Crucifixion mexicaine», de 1945, est particulièrement éloquent dans ce sens.

Marc Chagall, «Crucifixion mexicaine», 1945. Collection particulière.

Par ailleurs, j’ai trouvé plus de notes positives sur l’influence et l’impact de son séjour que de réserves péremptoires. Tout est nuance. «La création d’Aleko et son séjour au Mexique ont fait émerger de nouvelles œuvres aux motifs fantastiques, aux mouvements de forme et aux couleurs intenses. Mais la reprise des contacts avec la Russie a également joué un rôle important. » Les liens avec son passé russe, mêlés au contexte suggestif du séjour mexicain, ont été alors fondamentaux.

Il a également été signalé que les céramiques de Chagall se sont en partie inspirées d’œuvres préhispaniques. Le catalogue de l’exposition «Beyond Color» mentionne que cela aurait pu être grâce à l’artiste Remedios Varo. Plus tard, d’autres peuples indigènes du continent américain l’inspirèrent dans sa création pour l’Oiseau de feu : certaines robes et certains masques étaient directement tirés des kachinas – statuettes en bois de peuplier peintes par les peuples indigènes de l’Arizona et du Nouveau-Mexique et qui incarnent des esprits. L’Oiseau de feu fut également un succès ; ainsi, les perspectives se sont consolidées pour l’artiste qui poursuivra ce type de collaboration dans sa carrière, trouvant une grande harmonie entre sa passion pour la musique, la scène et son travail artistique.


Sources

Pour aller plus loin sur ces sujets, je vous propose de consulter les sources suivantes :

  • Jackie Wullschläger, « Chagall », biographies Gallimard, 2012, 592 p.
  • Franz Meyer, « Marc Chagall », Éd. Flammarion, 1995, 352 p.
  • Dossier de presse de l’exposition « Le Triomphe de la Musique », Philharmonie de Paris, 2015.
  • Catalogue d’exposition « Marc Chagall : l’épaisseur des rêves », Ed. Gallimard, 2012, 259 p. Surtout les pages écrites par Bella Chagal sous le titre « Chagall et son approche scénique ».
  • Catalogue en ligne (via Issu) de l’exposition « Chagall : Beyond Color », au Dallas Museum of Art, 2013
  • Musée national message biblique de Marc Chagall Nice, « Marc Chagall : le ballet, l’opéra », Ed. Réunion des musées nationaux, 1995, 180 p.
  • Beaux-Arts Magazine, Hors-Série « Chagall : La saga d’un artiste universel », février 2013.

Et mon article en espagnol «Marc Chagall en México y «El triunfo de la música» en París» (2015)

Les images incluses dans cet article sont uniquement à des fins pédagogiques d’illustration et de transmission et ne sont pas à but lucratif.

Postdata Interlacements – Le blog du Musée LACMA a publié un article sur le processus de création du ballet Aleko au Mexique

Le 2 novembre 2017, dans le cadre de l’exposition «Chagall: Couleur et Musique» à Los Angeles, un article a brièvement présenté le contexte de création des costumes et de la scénographie du ballet à Mexico. Par rapport à mon article, il apporte un ensemble d’éléments complémentaires sur la conservation des costumes : (ma traduction) « Aleko est resté dans le répertoire du Théâtre de Ballet jusqu’à ce que les rideaux de scène soient vendus aux enchères en 1977, période où la compagnie connaissait des difficultés financières. Les costumes n’ont été revus qu’en 1991, lorsqu’ils ont été exposés au Centro Cultural de Arte Contemporáneo de Mexique, pour lequel Martha Hellion a été invitée en tant que conservatrice-consultante – et dans ce cadre, elle a inspecté les costumes. Il les a trouvés en très mauvais état et a mené des recherches approfondies dans les archives pour restaurer et remettre chaque costume en état d’exposition. Aujourd’hui, les costumes, qui appartiennent à la Fondation Chagall, continuent d’être soignés par Mme Hellion, qui a collaboré étroitement avec l’équipe de conservateurs du LACMA pour leur présentation (…)».