Marc Chagall au Mexique – une autre expérience de l’Amérique pendant son exil

Le mois d’octobre 2023 sera chagallien ou ne sera pas! Alors que deux expositions sur l’artiste ouvrent leurs portes au Centre Pompidou et à la Piscine de Roubaix et que « L’atelier des Lumières » parisien continue à présenter l’une de ses plus belles créations audiovisuelles autour de Chagall, je rends hommage à cet artiste en traduisant et en adaptant un article paru en espagnol sur ce même blog pour évoquer une période créative intense de Chagall lors de son exil sur le continent américain (1941-1948), moins connue que celle de New York et… au sud du Río Bravo/Río Grande… à Mexico!

Ce sont quelques questions auxquelles je tente de répondre dans cet article en me basant sur différentes sources: des biographies de Chagall, des articles de livres et de revues, des catalogues d’expositions ainsi que des sites Internet, essentiellement en français et en anglais (les informations disponibles en espagnol sur ce sujet sur Internet sont particulièrement rares).

Ce fut par hasard, un jour d’été en 2015, que j’ai découvert à la Kunsthaus de Zürich un tableau de Marc Chagall (1887-1985) intitulé «La Guitare endormie» (1942/43) dans lequel le nom du Mexique/Mexico apparaît clairement en orange sur une scène dans laquelle on peut voir une figure maternelle avec une série d’animaux et des fleurs, et dans le ciel un guitariste volant près de la pleine lune et de quelques étoiles.

Cette « rencontre » m’a amené à chercher pourquoi Chagall avait créé cette œuvre d’inspiration mexicaine. J’ai facilement découvert que le peintre avait passé une brève saison à Mexico en 1942 pour créer les costumes et les décors du ballet Aleko et que c’était une étape qui allait marquer de manière significative le développement de sa carrière. La preuve en est par exemple que l’exposition « Le triomphe de la musique » à la Philharmonie de Paris en 2015 n’a pas manqué d’inclure une section consacrée à cette période, mettant en lumière les liens artistiques et personnels de Chagall avec le Mexique dans le cadre de son exil américain dû à la guerre en Europe, aux persécutions des nazis et du régime de Vichy.

Chagall arrive à New York en 1941, pour un exil qui durera plus de six ans. Là, il trouve un havre de créativité ; divers artistes comme lui (André Breton, Max Ernst, Fernand Léger, Piet Mondrian, Jacob Lipchitz…) s’étaient réfugiés dans la ville, poursuivaient leurs activités et découvraient d’autres collègues artistes. Le chorégraphe russe Léonidas Massine, ancien membre des Ballets russes de Diaghilev, rejoint notamment la nouvelle compagnie de danse de Mikhaïl Mordkine : le Ballet Theatre. Peu de temps après son arrivée, Lucia Chase, danseuse et mécène de la compagnie, se rend chez Chagall en compagnie de Messine pour lui proposer le projet de créer tous les costumes et décors du ballet Aleko. Depuis son expérience au Théâtre d’art juif de Moscou (1920-1921), Chagall n’avait plus travaillé sur des projets scéniques. Cette aventure excite beaucoup l’artiste!

L’intrigue d’Aleko est inspirée d’un poème d’Alexandr Pouchkine, «Les Tsiganes» (1824) et a pour musique une version orchestrale du Trio opus 50 «À la mémoire d’un grand artiste» de Piotr. I. Tchaïkovski. L’œuvre présente une vision romantique de la vie bohème, avec le thème de l’amour malheureux de l’aristocrate Aleko et de la gitane Zemphira. En effet, peuplée d’acrobates, de clowns et de danseurs de rue, l’histoire raconte comment Aleko – lassé de la vie en ville – part à la recherche de Zemphira dans sa communauté tzigane. Elle l’abandonne bientôt pour un autre, malgré les supplications d’Aleko. À la fin, Aleko, en proie au délire, incapable de faire la distinction entre imagination et réalité, poignarde tant son amante que son rival. Le père de Zemphira le contraint à l’exil et le condamne à une vie d’errance.

Durant les mois de juin et juillet 1942, Chagall et Massine se réunissent tous les jours dans l’atelier de Chagall à New York pour travailler à la scénographie d’Aleko pendant qu’un gramophone joue la musique de Tchaïkovski. Son épouse, Bella Chagall, qui aimait le théâtre et l’avait assisté lors de ses créations scéniques en Russie, a également rejoint le projet, collaborant principalement à la conception et à la confection des costumes. La légende raconte qu’elle lisait à haute voix le poème original lorsque Chagall et Messine travaillaient.

Les dessins préparatoires de Chagall intègrent des notes détaillées relatives à l’intrigue et à la chorégraphie du ballet, qui comprenait des danses folkloriques tziganes enflammées, des danses russes stylisées et des pas de trois classiques. Grâce à sa formation auprès de Diaghilev, Massine accorde une place essentielle aux arts graphiques dans sa chorégraphie. L’un des biographes de Chagall, Franz Meyer, note que «la chorégraphie et la peinture furent conçues comme un tout, et Massine se laissa inspirer jusque dans les moindres détails par la vision que Chagall se faisait du drame. Ces mois de travail en commun comptèrent pour les Chagall parmi les plus heureux de leur séjour en Amérique ; des années après, il leur suffisait de trois mesures du Trio de Tchaïkovski pour retrouver la merveilleuse atmosphère d’entente de ce moment. »

Chagall a écrit une lettre où il disait qu’il espérait que ses plus chers amis et tous ses autres amis en Amérique pourront voir « ce ballet, que j’ai conçu en songeant à la grande Russie, mais aussi à nous autres Juifs. » Dans sa série de longs exils, Chagall semble percevoir dans cette ballade des steppes l’écho romantique d’un monde perdu.

Je dois dire qu’au fond, j’aurais sûrement aimé retrouver des motifs teintés de romantisme et de sens poétique. Comme beaucoup de ceux que certains artistes évoquent pour présenter le sens de leurs projets de résidence au sein d’institutions culturelles. Non, dans ce cas, et sauf preuve du contraire, tout semble indiquer qu’il s’agissait de raisons bien prosaïques ! Mais allons-y par parties.

Selon Bella Meyer, petite-fille de l’artiste, «Sol Hurok, directeur de la compagnie (le Ballet Theatre, ainsi appelé à l’époque – ndlr), voulait éviter les coûts importants d’une production à New York, ainsi que les restrictions syndicales qui n’auraient pas donné à Chagall la liberté de travailler en étroite collaboration avec les artisans du théâtre. Les témoignages de V. Odinokov affirment que Chagall a tenté de réussir l’examen qui lui aurait ouvert les portes des ateliers de scénographie ; mais intimidé par les dessins industriels et les questions de perspective auxquelles il ne savait pas répondre, il a échoué. En effet, si un artisan ou un artiste n’appartenait pas au puissant syndicat local des scénographes, il n’avait pas le droit de travailler, ni même de toucher les matériaux. Au Mexique en revanche, un simple vote des administrateurs du Théâtre/Ballet suffisait pour l’admettre parmi les artisans.

Jackie Wullschläger, dans sa biographie de Chagall, note que le gouvernement mexicain les a invités à présenter la première du ballet au Palais des Beaux-Arts, « l’imposant bâtiment Art déco avec un rideau de verre Tiffany ».

Palais des Beaux-Arts, Mexico

Enfin, de son côté, l’exposition parisienne de la Philharmonie évoque également le faible coût de la main d’œuvre et sa qualité.

Chagall et sa femme Bella ont fait le voyage avec Massine jusqu’à Mexico où ils sont arrivés le 2 août 1942. À propos de ce voyage, il y a une anecdote racontée par Bella dans une lettre à sa fille Ida, restée à New York. Ils ont dû passer beaucoup de temps à la douane de Laredo : les autorités ne voulaient pas laisser passer les maquettes des costumes et des décors car il y avait de nombreuses inscriptions en russe ! Une fois effacés par les Chagall, ils purent alors emporter tous les dessins avec eux (Lettre du 4 août 1942, archives Ida Chagall, Paris).

Le travail préparatoire du décor a été réalisé à New York, mais c’est à Mexico qu’il a pris sa forme définitive et ses couleurs vives. Jackie Wullschläger commente que «loin de la grisaille de New York, les Chagall ont pu apprécier la splendeur des contrastes et des couleurs violentes, le soleil implacable et les nuits lumineuses – autant d’éléments qui devaient inspirer les décors d’Aleko». Bella a déclaré à cet égard que :

Chagall et Bella se sont d’abord installés, pour une semaine, dans le quartier de San Angel, celui-là même où Diego Rivera avait son atelier. Mais comme ils devaient partir très tôt le matin pour se rendre au centre de Mexico et rentrer tard le soir, ils ont finalement déménagé dans un hôtel (l’Hôtel Montejo), à deux pas du Palais de Bellas Artes. Ils ont à peine eu le temps de s’acclimater. Ils avaient moins d’un mois pour confectionner plus de soixante costumes et créer quatre énormes toiles de fond pour la scène. Trois cents artistes et artisans ont participé à cette production.

Massine a répété avec la compagnie à l’Hôtel Reforma. Chagall, affichant un air bohème avec son manteau à rayures multicolores que Bella lui avait acheté en ville, a travaillé à ses toiles de fond pour la scène au Palais des Beaux-Arts-même, tout comme Bella, qui avait installé un atelier de confection à l’intérieur du théâtre.

La petite-fille de Chagall souligne qu’il observait minutieusement comment les artistes locaux transféraient ses dessins sur d’immenses toiles. Une fois toutes les grandes surfaces recouvertes, Chagall lui-même commençait à ajouter des figures et d’autres motifs, souvent fantastiques. Par les lettres de Bella à Ida, il est possible de savoir à quel point Chagall appréciait de travailler avec certains artistes, qui semblaient le comprendre, tandis que d’autres lui semblaient trop lents. Cependant, les travaux avançaient rapidement : deux toiles de fond furent achevées le 23 août, la troisième le 28, et seule la dernière manquait.

Marc Chagall, «Aleko’s Fantasy. Sketch for the choreographer for Scene IV of the ballet Aleko» (1942), Watercolor, pencil, and ink on paper, MoMA. Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Concernant la confection des costumes, Bella sentait cependant que le processus allait être plus délicat. Depuis son arrivée, elle suivait de près la confection de chaque costume et de chaque accessoire dans l’atelier des Beaux-Arts. Elle demandait à son mari de nombreux dessins, de plus en plus descriptifs, des chaussures, des gants, des coiffures, de la dentelle, de tous les détails, ce qui n’enthousiasmait pas beaucoup Chagall. Le 4 août, Bella est allée avec le directeur de la compagnie et des artisans des Beaux-Arts acheter au marché des tissus, cuirs, fils et autres matériaux qui allaient servir à donner de l’ampleur et de la vie aux costumes sur scène, sans trahir l’esprit chagallien. Elle participait à l’exécution de tout, mais uniquement après avoir parlé avec Chagall ; ils se sont par exemple concertés sur le choix des tissus ou la superposition de tulle ou d’organza, ou encore sur les différentes nuances, pour créer divers effets de volumes surprenants avec les moyens les plus simples. En effet, les costumes ainsi créés témoignent d’une compréhension exceptionnelle non seulement de la nature de chaque tissu, mais également de ses possibilités de coupe et de draperie. La petite-fille de Chagall ajoute que ce n’était pas seulement la joie de travailler les matériaux qui comptait pour son grand-père : c’était aussi une célébration de la beauté féminine. On dit aussi qu’aux yeux de l’artiste, un costume de scène était plus qu’un vêtement ; c’était la transcription des qualités physiques et morales de chaque personnage.

Vers le 23 août, la production des costumes est devenue plus complexe et plus intense. Dès qu’un costume était construit, Chagall y ajoutait des couleurs ; il peignait immédiatement les masques… ce serait les seuls costumes entièrement peints par l’artiste. Les artistes espagnols Remedios Varo et Esteban Francés l’ont assisté et sont restés enthousiastes et optimistes jusqu’au bout. Sans oublier Leonora Carrington et bien d’autres talents. Bella a eu un certain nombre de difficultés tant avec les couturières qu’avec les danseurs qui n’appréciaient pas du tout l’idée de porter des costumes peints. Ce n’est qu’avec le soutien de Massine, qui partageait sa vision d’une transformation complète de l’espace, que Chagall put poursuivre sur cette voie. Les discussions créatives se sont poursuivies à tel point en harmonie entre les deux et sur tous les aspects que même le jour de la première, ils ont encore modifié toute une séquence chorégraphique du dernier acte !

Comme à l’époque de leur travail au Théâtre Juif, les Chagall ont véritablement pris possession du Palais, nuit et jour. Une fois de plus, note Jackie Wullschläger, «Chagall se plaignait de l’ambiance générale, de l’administration incompétente, du manque de raffinement». Malgré tout le stress et les difficultés, le résultat a été exceptionnel.

Présentation de deux toiles de fond de Chagall au Musée Aomori, Japon.

Tous ceux qui ont participé à sa création ont pris conscience de la qualité et de la beauté de l’ensemble qui a été présenté à Bellas Artes le 8 septembre. « Le Tout Mexique » a assisté à la première, y compris les peintres Diego Rivera et José Orozco. Le public enthousiaste a réclamé 19 rappels ; Chagall qui se terrait dans les entrailles du Palais a été traîné sur la scène dans un tonnerre d’ovations :

Chagall avait réussi à créer, avec Bella et Massine, un spectacle chargé d’une grande force intérieure qui emmenait toute la salle dans un monde imaginaire, mais à la fois réel et beau. Les mouvements des danseurs étaient soulignés par leurs costumes. Les couleurs peintes sur les costumes et sur les immenses toiles de la scène suggéraient l’intrigue du ballet et créaient surtout des tensions entre l’imaginaire, le réel, le monde physique et l’atmosphère spirituelle. Le travail incessant des matières, l’agencement incessant des textures, la recherche efficace de l’instant visuel leur ont permis d’atteindre le charme complet.

Grâce aux lampes placées derrière les toiles de fond, les figures peintes donnaient l’impression de bondir dans le ciel et les lunes ressemblaient à des vitraux. L’ensemble du spectacle était une hallucination visuelle dont les quelques détails naturalistes renforçaient l’irréalité.

Les quatre toiles de fond conféraient à chaque épisode du récit sa couleur poétique et une dominante chromatique. L’article correspondant du livre « Marc Chagall, Ballet et Opéra » décrit chaque toile dans les termes suivants et j’accompagne ces descriptions d’une illustration des études préparatoires issues de la collection du MoMA de New York, présentes dans l’exposition parisienne :

Le bleu symbolise à l’acte I « Aleko et Zemphira au clair de lune », la rencontre amoureuse entre les deux. Il accompagne l’ouverture musicale, nocturne et tendre, Pezzo élégiaque, qui se transforme progressivement en drame. La figure d’un coq se détache – elle représente la passion – sur le fond du ciel cobalt, tandis que la lune d’un blanc nacré se reflète dans les eaux d’un lac.

Marc Chagall, «Aleko and Zemphira by Moonlight. Study for backdrop for scene 1 of the ballet Aleko» (1942), Gouache and pencil on paper, 15 1/8 x 22 1/2″ (38.4 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

À l’acte II, dans des tonalités tendres de bleu léger et de vert, Chagall fait naître un monde féerique, tourbillonnant comme dans un rêve, où un ours joue du violon et un singe tombe d’un bouquet de fleurs. C’est «le carnaval».

Marc Chagall, «The Carnival. Study for backdrop for Scene II of the ballet Aleko», Gouache, watercolor, and pencil on paper, 15 1/4 x 22 1/2″ (38.7 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

L’acte III, «Champ de blé, un après-midi d’été», est dominé par deux éclatants soleils, images lumineuses d’or et de feu, d’un paysage où glisse la barque minuscule des amoureux.

Marc Chagall, «A Wheatfield on a Summer’s Afternoon. Study for backdrop for Scene III of the ballet Aleko», Gouache, watercolor, and pencil on paper, 15 1/4 x 22 1/2″ (38.7 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

L’Acte IV, final, « Une Fantaisie à Saint-Pétersbourg » a des accents tragiques. Sur le fond pourpre et noir, où se dessinent les palais de la ville impériale et où plane l’ombre de Pouchkine, un fantastique cheval blanc, au regard doux, dont les jambes arrière se sont muées en roues de chariot, bondit par-dessus cette ville en flammes dans un ciel nocturne qu’illumine un chandelier d’or.

Marc Chagall, «A Fantasy of St. Petersburg. Study for backdrop for Scene IV of the ballet Aleko» (1942). Watercolor, gouache, and pencil on paper. (38.1 x 56.8 cm). MoMA. Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Comme je l’ai mentionné précédemment, les costumes ont été conçus avec un soin particulier : ils s’harmonisaient avec les décors, reflétaient la tonalité générale des épisodes et évoquaient la personnalité des héros. Par exemple, Zemphira portait une robe blanche et rouge au début, puis blanche et bleue, et à la fin bleue, noire et jaune suivant l’intensité dramatique des scènes.

Marc Chagall, «Zemphira, costume design for Aleko (Scene I)» (1942), Gouache, watercolor, and pencil on paper, 21 x 14 1/2″ (53.3 x 36.8 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Toujours quant à Zemphira, le rôle a été joué par la danseuse juive née à Londres Alicia Markova, célèbre pour le classicisme épuré de ses mouvements. Chagall l’a réinventée en furie déchaînée aux cheveux hirsutes et au visage sombre, vêtue d’un costume rouge vif, ce qui a sans doute choqué ses fidèles admirateurs habitués à Giselle et au Lac des cygnes.

C’est surtout dans les costumes des gitans et des gitanes, ainsi que dans ceux des animaux fantastiques du rêve d’Aleko, que Chagall a laissé libre cours à son imagination, apportant en particulier humour et poésie à la notation du détail.

Marc Chagall, «Gypsies, costume design for Aleko (Scene IV)» (1942), Gouache, watercolor, and pencil on paper, 12 x 20 3/4″ (30.5 x 52.7 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

Le public new-yorkais s’est également montré très enthousiaste lors de la présentation du spectacle au Metropolitan Opera House le 6 octobre. Les critiques de la presse ont été quelque peu mitigées, mais personne n’a attaqué la splendeur du décor et des costumes. L’apport de Chagall parut si décisif aux yeux du « pape » de la critique chorégraphique new-yorkaise, Edwin Denby, qu’il écrivit que les décors constituaient le véritable sujet d’Aleko. Ému par l’étrange tristesse suggérée par cette féerie de couleurs, il laissait même entendre que le cheval céleste du dernier tableau était plus poignant que tout ce qui se déroulait sur scène.

Jackie Wullschläger souligne qu’il est clair aujourd’hui que la scénographie d’Aleko a marqué un tournant pour Chagall. Cela a affecté son expérience du continent américain, certes, mais aussi sa carrière au cours des quarante années suivantes. L’Amérique lui avait offert, en moins de deux ans, ce qu’il n’avait jamais obtenu en France depuis deux décennies : un format monumental. Dès lors, Chagall manifestera une attirance irrésistible pour les formats gigantesques, les scènes de théâtre, les plafonds, les murs ou les vitraux de cathédrale. (p. 403).

Le succès remarquable d’Aleko a conduit Lucia Chase des années plus tard, en 1945, à solliciter Chagall pour la saison et à lui commander les décors et les costumes d’un autre projet majeur : L’Oiseau de Feu. Cette fois, à New York même. L’exposition du Centre Georges Pompidou qui ouvre ses portes aujourd’hui, mercredi 04 octobre 2023, présente justement un ensemble d’oeuvres liées à cet autre projet: des dessins préparatoires aux costumes et rideaux de scène du ballet d’Igor Stravinsky repris par le Ballet Theatre de New York.

Artículo sobre Aleko en Harper’s Bazaar

L’œuvre de Chagall pour le ballet Aleko ne présentait pas du tout une inspiration isolée, bien au contraire, elle montrait une grande force vitale créatrice, caractérisée par des thèmes et un vocabulaire renouvelé, intégrant certaines doses d’inspiration mexicaine dans l’intrigue russe et ses souvenirs teintés de nostalgie.

Il existe des versions contradictoires concernant l’influence mexicaine dans la création d’Aleko. Par exemple, selon la revue « Beaux Arts » dans son hors-série « La saga d’un artiste universel », cela semble avoir eu peu d’influence sur son inspiration. Il semblerait aussi que la magie n’opère pas pleinement quand on lit dans la biographie de Jackie Wullschläger que dans une lettre à son galeriste à New York (Pierre Matisse), à la mi-septembre, « Chagall se plaint de sa fatigue, du climat, de la nourriture ». Mexico, écrit-il, le rend apathique et il lui tarde de rentrer à New York, même s’il redoute, et tente de reporter à plus tard l’exposition de ses œuvres récentes organisée par Matisse là-bas. Sans connaître le contexte dans lequel la lettre a été écrite, il faut rappeler que le retour à New York était important pour lui dans la mesure où le ballet allait y être présenté début octobre et que les costumes devaient être retravaillés pour qu’ils soient prêts le jour de la première. Nous savons également qu’après un stress continu, la période moins intense qui s’ensuit peut conduire à une certaine dépression. Le séjour au Mexique était essentiellement un concours de circonstances plutôt qu’un voyage volontaire. Dans le contexte de son exil et par la force des choses, New York avait un sens plus considérable pour lui.

D’autres sources mentionnent clairement des influences, tant dans la production elle-même à Mexico que dans les années qui ont suivi.

Une partie assez spectaculaire de l’exposition « L’épaisseur des rêves », présentée au Musée La Piscine de Roubaix en 2012 – et au Dallas Museum of Art en 2013 sous le titre « Chagall : au-delà de la couleur » – consistait en une mise en scène des robes que Chagall avait créées au Mexique. Ils ont insisté sur le fait que les créations avaient été alimentées par l’imagination juive russe ainsi que par certaines influences mexicaines. De nombreux costumes avaient été conservés dans un entrepôt, jusqu’à ce qu’ils soient exhumés en 1991 pour l’exposition «La Présence de Chagall au Mexique» au Centre Culturel d’Art Contemporain de la Fondation Culturelle Televisa, fermé en 1998. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé de témoignage de cette exposition sur Internet, au-delà de la référence au catalogue. J’espère lors d’un prochain voyage au Mexique pouvoir chercher le catalogue dans les bibliothèques spécialisées pour avoir plus de détails.

Je voudrais revenir sur la biographie de Franz Meyer pour continuer à nuancer ce que l’on sait ou que l’on pense du séjour de Chagall dans la capitale mexicaine. La lecture de quelques lignes sur cette question m’a fait sourire, et je les traduis de l’espagnol vers le français: « Mais sa création a été influencée par la découverte du monde tropical. Dans le passé déjà, les nouveaux paysages de l’Ile-de-France, de la Bretagne, de l’Auvergne, de la Côte d’Azur avaient été des stimulants décisifs. (p.211) Cette fois encore, le monde tropical a eu une action sur sa sensibilité aux couleurs. » Quiconque connaît Mexico sait qu’il ne s’agit pas exactement d’un environnement tropical, et même à cette époque-là: elle est située sur un haut plateau, entouré de montagnes et de volcans, l’air est quelque peu sec, même si l’été a toujours été caractérisé par ses pluies (parfois quasi diluviennes). En tout cas, c’est agréable de ressentir un petit cliché romantique dans cette considération de la capitale aztèque. Mais on peut aisément imaginer ce que Franz Meyer veut décrire, cette rupture avec ce que Chagall avait connu jusqu’alors; Mexico n’a rien à voir avec les steppes enneigées biélorusses ! La description de Meyer continue ainsi : « Au début, sans doute, le ballet ne lui laissait que peu de temps pour entrer en contact avec le pays. (…) Un projet de voyage dans le sud du pays pour après la première du ballet n’a pas pu se concrétiser, et finalement les Chagall se sont contentés de promenades. Celles-ci donnèrent lieu à des esquisses à partir desquelles furent peintes, immédiatement après et au cours de l’année suivante, les gouaches dites mexicaines. Celles-ci témoignent de la profonde sympathie que Chagall éprouvait dès le début pour le pays et ses habitants. Il se sentait proche de ce peuple généreux et passionné, appréciant le sens artistique qu’il sentait en eux et l’écho que son propre travail y trouvait. C’est cette ville qu’évoquent certains détails de ses gouaches. Mais l’esprit du Mexique, au-delà de ce folklore, s’exprime aussi dans la relation étroite entre l’homme et la bête, qui est aussi un vieux thème chagallien. (…) Le Christ y a aussi sa place (…). Chagall n’a pas oublié la douleur là-bas, les maisons incendiées, les hommes persécutés (…)». En effet, ces correspondances entre la Russie pré-révolutionnaire et le Mexique peuvent être parfaitement comprises ; par exemple, le contexte me rappelle que la révolution mexicaine n’a pas réussi, malgré l’imaginaire de justice sociale qu’elle réclamait, à réellement modifier la condition des oubliés. Le tableau «Crucifixion mexicaine», de 1945, est particulièrement éloquent dans ce sens.

Marc Chagall, «Crucifixion mexicaine», 1945. Collection particulière.

Par ailleurs, j’ai trouvé plus de notes positives sur l’influence et l’impact de son séjour que de réserves péremptoires. Tout est nuance. «La création d’Aleko et son séjour au Mexique ont fait émerger de nouvelles œuvres aux motifs fantastiques, aux mouvements de forme et aux couleurs intenses. Mais la reprise des contacts avec la Russie a également joué un rôle important. » Les liens avec son passé russe, mêlés au contexte suggestif du séjour mexicain, ont été alors fondamentaux.

Il a également été signalé que les céramiques de Chagall se sont en partie inspirées d’œuvres préhispaniques. Le catalogue de l’exposition «Beyond Color» mentionne que cela aurait pu être grâce à l’artiste Remedios Varo. Plus tard, d’autres peuples indigènes du continent américain l’inspirèrent dans sa création pour l’Oiseau de feu : certaines robes et certains masques étaient directement tirés des kachinas – statuettes en bois de peuplier peintes par les peuples indigènes de l’Arizona et du Nouveau-Mexique et qui incarnent des esprits. L’Oiseau de feu fut également un succès ; ainsi, les perspectives se sont consolidées pour l’artiste qui poursuivra ce type de collaboration dans sa carrière, trouvant une grande harmonie entre sa passion pour la musique, la scène et son travail artistique.


Sources

Pour aller plus loin sur ces sujets, je vous propose de consulter les sources suivantes :

  • Jackie Wullschläger, « Chagall », biographies Gallimard, 2012, 592 p.
  • Franz Meyer, « Marc Chagall », Éd. Flammarion, 1995, 352 p.
  • Dossier de presse de l’exposition « Le Triomphe de la Musique », Philharmonie de Paris, 2015.
  • Catalogue d’exposition « Marc Chagall : l’épaisseur des rêves », Ed. Gallimard, 2012, 259 p. Surtout les pages écrites par Bella Chagal sous le titre « Chagall et son approche scénique ».
  • Catalogue en ligne (via Issu) de l’exposition « Chagall : Beyond Color », au Dallas Museum of Art, 2013
  • Musée national message biblique de Marc Chagall Nice, « Marc Chagall : le ballet, l’opéra », Ed. Réunion des musées nationaux, 1995, 180 p.
  • Beaux-Arts Magazine, Hors-Série « Chagall : La saga d’un artiste universel », février 2013.

Et mon article en espagnol «Marc Chagall en México y «El triunfo de la música» en París» (2015)

Les images incluses dans cet article sont uniquement à des fins pédagogiques d’illustration et de transmission et ne sont pas à but lucratif.

Postdata Interlacements – Le blog du Musée LACMA a publié un article sur le processus de création du ballet Aleko au Mexique

Le 2 novembre 2017, dans le cadre de l’exposition «Chagall: Couleur et Musique» à Los Angeles, un article a brièvement présenté le contexte de création des costumes et de la scénographie du ballet à Mexico. Par rapport à mon article, il apporte un ensemble d’éléments complémentaires sur la conservation des costumes : (ma traduction) « Aleko est resté dans le répertoire du Théâtre de Ballet jusqu’à ce que les rideaux de scène soient vendus aux enchères en 1977, période où la compagnie connaissait des difficultés financières. Les costumes n’ont été revus qu’en 1991, lorsqu’ils ont été exposés au Centro Cultural de Arte Contemporáneo de Mexique, pour lequel Martha Hellion a été invitée en tant que conservatrice-consultante – et dans ce cadre, elle a inspecté les costumes. Il les a trouvés en très mauvais état et a mené des recherches approfondies dans les archives pour restaurer et remettre chaque costume en état d’exposition. Aujourd’hui, les costumes, qui appartiennent à la Fondation Chagall, continuent d’être soignés par Mme Hellion, qui a collaboré étroitement avec l’équipe de conservateurs du LACMA pour leur présentation (…)».

Économie circulaire et coopération culturelle transfrontalière de proximité

« L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté ». André Gide

Ce court article a été élaboré à l’issue de ma participation à la formation «Designer Circulaire 2023 – Parcours Écosystèmes» de Villette Makerz.

Présentation

Une personne sur trois vit actuellement dans une zone transfrontalière au sein de l’Union européenne. Et bien que la construction européenne ait depuis longtemps visé à atténuer les effets pernicieux de ses frontières nationales intérieures sur ces espaces d’interface – à travers la politique régionale et des fonds considérables pour promouvoir la coopération de proximité – de nombreux obstacles de nature politique, juridique, fonctionnelle, structurelle, sociale, culturelle ou linguistique subsistent.

Face à ces contraintes, nous nous sommes posé la question suivante: les démarches d’économie circulaire dans le domaine des arts et de la culture sont-elles fatalement confinées aux cadres nationaux des États qui se juxtaposent ? 

Notre recherche nous a permis de cerner les manifestations émergentes de cette relation au niveau transfrontalier – niche de niches! – et de déceler les signes avant-coureurs d’une évolution que nous appelons de nos voeux.

A. Enjeux de l’économie circulaire dans le cadre de la coopération culturelle transfrontalière de proximité

1. Intersections transfrontalières: culture et écologie pour des territoires d’avenir durables

Les apports de la coopération culturelle transfrontalière de proximité (CCTP) en matière de développement d’activités économiques, de cohésion sociale, de cohésion territoriale ou de l’environnement, entre autres, sont mis en évidence et confirmés depuis plus de vingt ans. Aussi semble-t-il naturel que le secteur culturel transfrontalier s’empare des enjeux de la durabilité selon une vision étendue comme celle présentée dans l’Agenda 21 de la Culture. 

Dans le contexte actuel de fortes tensions écologiques sans frontières, l’économie circulaire (EC) se fait jour partout dans l’Union européenne comme l’une des réponses adéquates pour mettre fin à l’économie linéaire « extraire – produire – consommer – jeter ». Même si elle est déclinée différemment dans chaque pays et selon les secteurs, une convergence européenne ne semble pas irréalisable à terme. 

Pour la France en particulier, à partir de la conceptualisation des trois domaines et des sept piliers de l’action de l’économie circulaire élaborée par l’agence de la transition écologique ADEME, l’association ORÉE a adapté ce socle aux problématiques propres au secteur de la création artistique et de la diffusion culturelle: 

  1. La sobriété et les achats durables
  2. L’éco-conception
  3. L’écologie culturelle et territoriale
  4. L’économie de la fonctionnalité
  5. L’allongement de la durée d’usage
  6. La gestion et sensibilisation des acteurs et des publics et la programmation engagée
  7. La valorisation et le recyclage

Et voici le schéma circulaire :

À la fois, passées au crible des circonstances transfrontalières, les principales activités concernées par cette approche peuvent être, entre autres:

  • la mobilité des publics et des professionnels;
  • le transport d’oeuvres;
  • l’utilisation de réserves et de ressourceries mutualisées;
  • l’approvisionnement en matériaux durables;
  • l’éco-conception des décors, des scénographies et de la signalétique;
  • la restauration alimentaire (approvisionnement durable, élimination du plastique à usage unique et valorisation des bio-déchets);
  • les actions de sensibilisation;
  • la valorisation et réhabilitation du patrimoine historique et naturel transfrontalier (sentiers, fortifications alpines…); 
  • la logistique et le tri autour des décors et des éléments de scénographie en fin de vie…

Les liens avec l’éducation, le tourisme durable et le sentiment d’appartenance à une communauté d’avenir éco-responsable sont aussi à souligner, outre la propre créativité induite par la relation entre culture, écologie, économie responsable et solidaire… à travers des réseaux de part et d’autre des frontières.

2. Obstacles et freins: prendre la tangente à l’économie circulaire?

Force est de constater que malgré le potentiel de la relation entre la CCTP et l’EC, sa concrétisation peut se heurter à de nombreuses entraves, virtuellement paralysantes. Au-delà du rôle « accessoire » par trop souvent accordé à la culture dans le cadre des politiques publiques, les freins découlent de déséquilibres économiques, distances culturelles et inadéquations institutionnelles liés aux évolutions historiques propres à chaque État et sont aggravés par une série d’absences : de volonté politique et d’administration ouverte sur le voisin; de moyens financiers adéquats; de moyens juridiques appropriés; de compétences locales et régionales comparables; de passerelles administratives eu égard à la diversité de ces compétences et à la structure territoriale de chaque État; de capacités linguistiques; entre autres. 

Les obstacles et les limites sont donc multiples et leur énumération peut certes apparaître préoccupante car ils posent les bases des défis majeurs de la coopération transfrontalière que ni les institutions d’État ni les cadres juridiques ne favorisent guère non plus. Par ailleurs, les obstacles rencontrent souvent leur source au niveau des autorités étatiques nationales, bien plus qu’à celui des autorités communautaires.

La crise de la pandémie de COVID-19 a également rappelé la force des droits nationaux, tout en confirmant des dynamiques locales de solidarité.

Enfin, il faut rappeler que beaucoup de projets de coopération transfrontalière ont pu éclore grâce à l’existence des fonds de cofinancement d’Interreg et que nombreux sont aussi ceux qui ne peuvent pas se pérenniser au-delà de la période ainsi financée, malgré la pertinence de leur éventuelle continuation.  

Mais ces obstacles et freins ne sont pas insurmontables. 

« Plus grand est l’obstacle, et plus grande est la gloire de le surmonter ». Molière

B. Synergies et émergence d’actions dans le domaine de l’économie circulaire en relation avec la coopération culturelle transfrontalière de proximité

1. Relais et leviers

Nonobstant le manque d’une approche transfrontalière spécifique, ces dernières années l’évolution stratégique et technique des politiques européennes en matière d’EC a largement agi sur son développement au sein des États membres – par exemple avec le « Nouveau plan d’action en faveur de l’économie circulaire » adopté en 2020. Parallèlement, les régions frontalières se sont vu attribuer un rôle dans la mise en place du Pacte Vert pour la transition écologique pour l’Europe; dans ce sens, l’intervention de l’UE au travers les programmes Interreg de la politique de cohésion 2021-2027 décline localement les objectifs du Pacte Vert. 

Au cours des années à venir, bien de complémentarités incitatives et d’autres synergies se conjugueront et se renforceront mutuellement, permettant le cas échéant l’optimisation de l’EC en relation avec la CCTP dans des espaces plus intégrés. Des opportunités d’innovation pourront se traduire par des projets – et idéalement par des démarches transfrontalières pérennes – en se basant sur le bien-fondé de cette relation.

2. Terrains fertiles et réalisations embryonnaires

Il est possible de déceler des indices qui dénotent déjà le début d’un cheminement. Certaines expériences présentent d’abord une approche plutôt classique liée au développement durable, alors que d’autres abordent plus spécifiquement le terrain de l’EC. Voici quelques exemples:

a) « Nova Gorica Capitale européenne de la Culture 2025 » (Slovénie) et son programme transfrontalier avec Gorizia (Italie) contribuera solidement à l’affirmation de la CCTP dans le cadre du programme communautaire Capitales européennes de la Culture couronnant une belle trajectoire d’exemples liés à une volonté transfrontalière (Lille 2004; Luxembourg et Grande Région 2007; Mons 2015; Esch-sur-Alzette 2022…). Notons d’emblée que le jury de la première évaluation de sa préparation pour 2025 a signalé dans son rapport que « la sensibilité vers l’environnement a été démontrée ».  

Plusieurs projets sont à noter: 

  • « ECOTHREADS AND BIEN » sur l’innovation en éco-matériaux textiles, la mentalité durable, les expositions et les défilés de mode avec des matériaux upcyclés;
  • les laboratoires « ISOLABS » liant art et science, environnement, écosystèmes et transdisciplinarité;
  • « NO TIME TO WASTE » sur la mise en place d’actions pour la gestion Zero Waste dans le cadre de festivals et événements culturels;
  • « (AGRI)CULTURE, BIODIVERSITY » sur les ressources locales de nourriture et la biodiversité;
  • et « GO2GREENGO » sur l’importance de la durabilité et l’approche de la permaculture, y compris à travers une bibliothèques de semences.

b) Venons-en à présent au projet particulièrement ambitieux « DEMO » Durabilité et Écologie dans le secteur de la Musique et de ses Opérateurs qui a eu pour but de créer des synergies transfrontalières entre le monde de la culture et du développement durable ainsi que de favoriser la prise de conscience collective et la dynamique de changement de comportements en faveur de l’éco-responsabilité. Il a été cofinancé par Interreg entre avril 2016 et septembre 2021 à la frontière franco-belge.

  • Une charte d’engagement était signée par les partenaires du projet  afin de se fédérer sur le long terme.
  • Une cartographie transfrontalière de prestataires engagés a aussi été élaborée avec les fournisseurs d’énergie, de produits alimentaires et boissons, la collecte de déchets, les associations d’insertion, etc. 

En outre, ils ont réalisé un diagnostic environnemental de l’organisation de concerts chez les festivals et les salles, ainsi que d’une partie des actions mises en place à plusieurs niveaux: mobilité, gestion des déchets et matériaux, réduction énergétique, biodiversité, etc. Du matériel a été partagé ou prêté par les partenaires et le réemploi et réutilisation encouragés, y compris à travers des ateliers de formation. C’est en somme un projet qui pourrait mutatis mutandis servir d’exemple pour d’autres initiatives.

c) Citons par ailleurs le « CDuLaB », un projet pilote franco-suisse de création artistique, de formation et de recherche autour de la notion de durabilité réalisé par les théâtres Vidy-Lausanne et Les 2 Scènes-Scène nationale de Besançon, via une mutualisation des moyens, des ressources et des réseaux (2021-2022).

d) Mais revenons à la frontière franco-belge: le cas du festival transfrontalier annuel NEXT de théâtre et de danse dans et autour de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai et Valenciennes. Il s’agit « d’une plateforme collaborative durable dans laquelle cinq co-organisateurs et quinze autres maisons d’art associées mettent en commun leur expertise, leurs ressources et leur savoir-faire chaque année ». En particulier, nous pouvons souligner sa longévité (déjà quinze éditions); leur approche sur la mobilité transfrontalière des publics lors du festival (diminution de l’utilisation de la voiture privée); enfin, l’étude en cours « CIRCULATIONS », menée en 2023 par les étudiants du programme du Master d’Expérimentation en Arts Politiques (SPEAP) fondé par le sociologue français Bruno Latour,  qui s’interroge sur l’habitabilité de l’espace de vie en commun et l’avenir, et considère particulièrement l’eau et la frontière.

e) Toujours à l’échelle de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, remarquons les « Trophées de la mode circulaire » organisés en partenariat avec l’ADEME et la Région Hauts-de-France, et ouverts aux candidatures de France, Belgique et Pays-Bas. Par ailleurs, l’approche innovante et interdisciplinaire du Parc Bleu de l’eurométropole est à suivre de près (notamment le Projet Bloom sur la transition bio-inspirée).

f) Dernier exemple, mais non des moindres, les activités transfrontalières de « La Maison européenne de l’architecture – Rhin supérieur (MEA) » qui est une association franco-allemande de rayonnement trinational (France, Allemagne et Suisse) créée en 2005, dont l’objectif est de communiquer sur l’architecture contemporaine auprès du grand public. Son champ d’action s’étend sur un large territoire: l’Alsace (France), le Bade-Wurtemberg (Allemagne) et les deux cantons de Bâle (Suisse). En particulier, elle organise chaque année à l’automne le festival « Les Journées de l’architecture | Die Architekturtage » qui se déroule dans une vingtaine de villes situées dans la région transfrontalière avec environ 150 manifestations en deux langues qui rassemblent plus de 40.000 visiteurs par an. Le thème des Journées de l’architecture en 2022 était “Architecture et Ressources” et celui de 2021 “Alternatives? Architecture!”… Des projets décidément engagés en faveur de l’économie circulaire!

Conclusion

L’émergence de la considération de l’économie circulaire en lien avec les activités de coopération culturelle transfrontalière se révèle prometteuse dans l’Union européenne, malgré les difficultés inhérentes à la coopération entre des espaces séparés par des frontières. 

D’une part, les structures de coopération transfrontalière ont tout intérêt à s’emparer de cette double ambition – culturelle et écologique – en tant que vecteur ou catalyseur d’autres coopérations stratégiques dans le cadre de démarches d’écologie industrielle territoriale (DEIT) transfrontalières adaptées à leurs contextes spécifiques. 

D’autre part, la promotion de cette réflexion au niveau trans-européen pourrait être portée par un acteur tiers tel que la Mission Opérationnelle Transfrontalière ou l’Association des Régions Frontalières Européennes, grâce à un projet pilote européen avec leurs membres par exemple, ou en l’incorporant à leurs palettes de services et de positions défendues en faveur d’espaces transfrontaliers toujours plus intégrés et durables. 

L’environnement et le développement culturel ne connaissent pas de frontières!

Dédicace

L’étymologie du mot « Ukraine » est « terre frontière » ou « région située à la frontière » en russe. Mes pensées vont à toutes les victimes de l’invasion.

Légende

Vassily Kandinsky, “Gelb-Rot-Blau”, 1925. Centre Georges Pompidou – Musée national d’art moderne; Paris. Domaine public. Photo de l’œuvre par Rafael Mandujano.

Ressources / Bibliographie

  • Charles RICQ, Manuel de la coopération transfrontalière, Édition 2006, Collection Démocratie locale et régionale, Conseil de l’Europe, 2006.
  • Birte WASSENBERG et Bernard REITEL, Critical dictionary on borders, cross-border cooperation and European integration, Bruxelles, Éd. Peter Lang, 2020, 886 pp. 
  • Comité francilien de l’économie circulaire, “Concilier création artistique et préservation des ressources”, ORÉE, Paris, Novembre 2021.
  • Mission Opérationnelle Transfrontalière, «Les territoires transfrontaliers. La fabrique de l’Europe», Novembre 2017.

Ithra: Le centre Roi Abdulaziz pour la culture mondiale, «Symbole de fierté, étincelle d’innovation»

Depuis la publication des actes du colloque « Les nouveaux centres culturels en Europe »[1] il y a 15 ans, les tendances identifiées par les auteurs ont continué à se confirmer, et ce non seulement dans le Vieux Monde. Il est frappant de constater comment les forces de la mondialisation se manifestent dans les centres culturels, notamment autour de la révolution numérique et de l’évolution des relations entre les individus et la société, avec de sensibles effets au niveau local. Je vous propose aujourd’hui d’envisager certaines des multiples facettes de ces phénomènes à travers un projet en Arabie Saoudite : Le centre Roi Abdulaziz pour la culture mondiale « Ithra ».

Ithra en arabe signifie enrichissement.

Un centre culturel au carrefour de la mondialisation

Interrogé dans un bulletin de Lord Cultural Ressources – firme canadienne spécialisée dans le domaine des musées – sur la façon dont les directeurs d’institutions culturelles font face au «changement culturel», Fouad Therman, ancien directeur du centre, situé à Dhahran, indiquait que le centre offrirait « un nouveau prototype culturel qui intègre sous un même toit diverses installations culturelles, y compris une bibliothèque publique de pointe, un musée pour les enfants, des musées d’arts visuels et du patrimoine Saoudiens, de la civilisation islamique et d’histoire naturelle, des archives, un grand Hall pour des expositions importantes provenant de l’extérieur du Royaume, des théâtres et un centre d’avant-garde pour la créativité des jeunes (…) ».

On pouvait se demander alors si la nouveauté du modèle évoqué se référait essentiellement à l’aspect de la localisation de ce centre, car nous savons que depuis un bon nombre d’années il existe beaucoup d’autres centres qui combinent ces types d’installations et d’activités culturelles. L’originalité réside dans d’autres dimensions. Déjà, si vous visitez le site internet du centre, vous constaterez que l’ensemble est logé dans un bâtiment emblématique qui est lui-même une œuvre d’art conçue par le célèbre cabinet d’architectes norvégien Snøhetta. Est-ce que ce sera un nouvel exemple de centre culturel où le contenant prévaut sur le contenu? Ouvert par étapes à partir de 2018, son ambitieux programme a montré au contraire une volonté de sublimer la relation entre les activités qui se déroulent en son sein et l’espace monumental: le bâtiment et ses installations couvrent 80,000 m2 et comprennent une bibliothèque de 4 niveaux, la tour Ithra avec 18 étages, le Idea Lab avec ses trois niveaux, l’exposition « Energy », le musée avec ses 5 galeries, un cinéma de 900 places, le Grand Hall de 1,500 m2 et le musée des enfants.

« Source de fierté »

Le symbole est très fort car le centre a été construit à l’endroit-même où pour la première fois du pétrole a été trouvé dans le pays. C’est certainement aussi une étape importante qui s’insère dans la compétition mondiale des villes – et même des pays – qui cherchent à se distinguer de leurs rivaux à travers leurs équipements culturels ou à s’approcher d’un certain modèle international (nettement occidental) : c’est précisément le cas dans certaines villes du Moyen-Orient comme Dubaï, pour ne pas mentionner ce qui se passe dans les grandes métropoles de Chine. Une vision actuelle de ces évolutions centrée sur les pays MENA ( Middle East and North Africa) peut être trouvée dans un rapport en anglais proposé par le centre, intitulé « La culture dans le XXIe s ».

À travers sa communication éloquente – qui a inspiré le titre de ce billet – nous comprenons que le centre entend participer à la compétition croissante entre les institutions culturelles elles-mêmes grâce à une projection internationale, qui consiste en la création d’une «marque» distinctive – qui peut se développer en termes commerciaux ou de marketing, mais aussi de savoir-faire et de formation – ce qui a déjà visiblement intéressé le Centre Georges Pompidou, le Louvre, la Tate Gallery, le musée Guggenheim, pour n’en nommer que quelques-uns. Vu de cette manière, nous pouvons toujours nous demander si l’originalité de la démarche s’exprimera par d’autres éléments.

Il est intéressant de noter que l’ancien directeur du centre n’a pas oublié de mentionner que le projet a été initié et qu’il est financé par la compagnie pétrolière nationale, la Saudi Aramco, probablement la société la plus riche du monde dans son secteur, intéressée à s’engager vers l’économie créative. En ce sens, et c’est encourageant, M. Therman citait le dialogue interculturel et l’innovation en tant que clés pour le succès du centre. Avant de connaître en détail l’ensemble du projet culturel, lequel a été préparé pendant des années, nous pouvions nous poser une série de questions concernant l’orientation dudit dialogue interculturel, dont l’approche est étroitement associée ici, à l’Ouest, au respect des droits de l’homme … quelle sera l’ouverture du centre vers l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur du propre pays (quelle place pour les résidents et les résidents étrangers …)? Sous quels prismes sera construit le dialogue interculturel? Peut-on espérer la création d’une perspective commune? C’est sans aucun doute une expérience enrichissante qui se construit actuellement dans ce domaine.

Technologies numériques et dialogue interculturel

Nous pouvons d’ailleurs constater que chez Ithra l’innovation culturelle est amplement associée à la composante du dialogue interculturel et qu’elle peut impliquer une grande spécialisation dans ses activités, comme en témoigne la volonté de se concentrer sur les technologies de l’information et de la communication liées aux arts et à la culture, comme c’est le cas dans de nombreux centres culturels ou des espaces comme Le Cube ou La Gaîté Lyrique en France, le Medialab-Prado en Espagne, sans oublier évidemment le ARS ELECTRONICA CENTER à Linz, entre autres, ainsi que des centres qui se redéfinissent en ce sens, comme le Centre Culturel Général San Martin à Buenos Aires, conservant toujours le principe de l’ouverture à l’interdisciplinarité.

Des aspects des installations du «Idea Lab» de Ithra

L’art, la connaissance, la créativité, la culture et la communauté: les piliers de Ithra

Depuis son ouverture, le centre ITHRA avait déjà accueilli plus de 1,6 millions de visiteurs en 2021. Il a aussi été inclus dans la liste du TIME magazine des 100 destinations à visiter dans le monde.

Il est évident que la programmation a joué un rôle tout aussi crucial que la nouveauté de son concept au niveau local et national. Il faut mentionner dans ce sens que Ithra a reçu en 2021 le prix national des instituts culturels.

Avant d’évoquer l’impact de la pandémie sur les activités du centre d’après son directeur, Hussain Hanbazazah, arrêtons-nous sur quelques éléments caractéristiques du programme du centre.

Le festival Tanween

Le festival de créativité annuel du centre a pour titre Tanween et son édition 2021 avait pour thème « Outils – Créativité artisanale ». Au cours de 3 semaines, plus de 25,000 visiteurs ont participé aux diverses activités du festival : musicales, artistiques, de dialogue et de réseautage, ainsi que présentation de talents et d’expériences.

EXPOSITIONS

En matière d’expositions, « Shatr Al-Masjid: l’art de l’orientation » présente la plus importante collection d’art islamique jamais montrée dans le Royaume. C’est le résultat de partenariats sans précédents au niveau national et international, y compris avec le Conseil suprême d’antiquités égyptiennes.

Par ailleurs, l’exposition « Voir et percevoir » propose 25 oeuvres d’art de 20 artistes contemporains, dont des installations ou des pièces commandées spécifiquement pour l’occasion.

Le développement durable a déjà fait partie des thèmes des expositions de Ithra. Ainsi, l’exposition « Terra » organisée en partenariat avec Arcadia Earth s’est appuyée sur le pouvoir de l’art pour créer des expériences mémorables tout en offrant un point de vue local sur les défis globaux tels que la rareté de l’eau, la qualité de l’air et la pollution des matières plastiques. Une première en Arabie Saoudite, l’exposition s’est alignée avec les objectifs environnementaux du Royaume dans le cadre de l’agenda 2030 pour le développement durable. Les artistes invités étaient Basia Goszczynska, Daniel Popper et META. (Mai-septembre 2021).

Cinéma: production et présence internationale

Le centre a déjà développé sa réputation en tant que leader de production de films en Arabie Saoudite et a participé au 74 Festival de Cannes ainsi qu’au Festival international de cinéma de la Mer Rouge, le premier du Royaume.

Le Prix d’art Ithra

Cette initiative annuelle commencée en 2017 a pour but de récompenser un projet d’oeuvre originale et d’en permettre la création. Elle était au départ ouverte au niveau national, mais en 2021 l’appel a été élargi aux artistes contemporains résidant dans l’un des 22 pays arabes. Le gagnant reçoit une enveloppe monétaire (jusqu’à $100,000) pour la création de son oeuvre, celle-ci est présentée lors de la Biennale Ad-Diriyah (la première du Royaume) et fait partie de la collection permanente d’art du centre Ithra. Le prix 2021 a été attribué à Nadia Kaabi-Linke, artiste Tunisienne-Ukrainienne basée à Berlin. Sa création « E Pluribus Unum – A Modern Fossil » montre un regard réflexif sur l’un des effets de la pandémie: la diminution du traffic aérien, lequel soulève des questions sur comment l’humanité mesure le progrès et la croissance économique.

Initiative «sync»

En lien avec l’utilisation croissante des nouvelles technologies auprès de la population, il est intéressant de citer l’initiative « Sync » : une plate-forme qui met l’accent sur la recherche et des conversations concernant le bien-être numérique (digital wellbeing). Il s’agit concrètement d’étudier le rôle et l’impact de la technologie sur les vies du public en général.

Ces technologies de l’information ont joué un rôle considérable lorsque nous avons été confrontés à la pandémie et à ses corollaires : confinements, restrictions dans l’espace public, conditions de voyage changeantes… pour conclure ce billet, abordons le cas de Ithra dans le contexte de la COVID-19.

Comprendre et agir pendant la pandémie

Questionné sur l’impact de la pandémie de la COVID-19 au Centre Ithra, son directeur, Hussain Hanbazazah, a répondu à Newsweek Magazine (Country reports) qu’au départ ils ont réfléchi sur leur mission, laquelle consiste à « inspirer les coeurs et enrichir les esprits ». Alors que les portes du centre étaient fermées, il ont ouvert des fenêtres numériques avec des plate-formes et des activités opportunes. « Par exemple, nous avons demandé aux gens de partager leurs émotions durant la pandémie, ce qu’il est possible de voir sur le Journal COVID-19 de notre site internet. Alors qu’on aurait pu penser que les gens se seraient ennuyés ou qu’ils auraient peur, une partie était optimiste, ce qui nous a surpris: ces personnes parlaient d’avoir reçu une chance pour refaire connaissance avec elles-mêmes, avec leurs familles et les personnes qu’elles aiment, ainsi que pour explorer leurs forces et leurs intérêts. Nous avons atteint plus de 1,7 millions de visiteurs à travers ces plate-formes et avons été capables de nous connecter bien au-delà des frontières de l’Arabie Saoudite.

Nous avons aussi collaboré avec des agences internationales. Les artistes ont beaucoup souffert de la pandémie en raison de la fermeture de cinémas, théâtres et d’autres lieux culturels; il y avait des limites pour la présentation de leur art. Avec l’UNESCO, par exemple, un mouvement appelé ResiliArt a été créé pour discuter de l’impact sur les artistes et comment nous pourrions nous appuyer sur le COVID-19 en tant qu’une opportunité pour la croissance. Nous souhaitons agir comme un pipeline pour la créativité en ces périodes difficiles ».

[1] Gómez De La Iglesia, Roberto (Dir.), Los Nuevos Centros Culturales En Europa, Grupo Xabide, Vitoria-Gasteiz, 2007, 348 p.

Rafael Tovar y de Teresa – disparition d’une figure emblématique des politiques culturelles au Mexique

Le 10 décembre dernier, le Secrétaire Fédéral de la Culture, Rafael Tovar y de Teresa est décédé à Mexico. Sa trajectoire a été intimement liée aux politiques culturelles dans le pays pendant plus de trente ans. Il ne serait peut-être pas excessif de comparer sa figure à celle d’un ‘Jack Lang mexicain’.

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Le Ministre de la Culture du Chili, Ernesto Ottone, rendant visite à Rafael Tovar y de Teresa, alors Président du Conseil National pour la Culture et les Arts du Mexique (à droite) en août 2015. Source: site du Gouvernement du Mexique

‘L’homme qui a agrandi la Culture au Mexique’

C’est le titre de l’article que l’écrivain mexicain Jorge Volpi publiait au journal El País le lendemain du décès de ce diplomate, historien, avocat, mais surtout fonctionnaire culturel qui a consacré sa vie à l’évolution des institutions culturelles et des programmes de développement artistique.

Volpi évoque en guise d’introduction le contexte de l’action de Tovar y de Teresa : «En important et variant le modèle français depuis les temps révolutionnaires (mexicains), l’État mexicain a assumé un rôle crucial dans la promotion et la diffusion des arts et dans le soutien pour les artistes. Et, même si à diverses reprises la relation entre les intellectuels et les artistes avec le gouvernement a traversé un équilibre délicat voire pervers, lors des dernières décennies nous avons atteint une indépendance institutionnelle remarquable. En témoigne l’infrastructure culturelle la plus vaste d’Amérique Latine et un exceptionnel système de soutien à la création artistique au niveau mondial».

Volpi souligne ensuite la contribution fondamentale de Tovar y de Teresa lors de ses différents mandats à la tête d’organismes du gouvernement mexicain, notamment en tant que :

  • directeur de l’Institut National des Beaux Arts (INBA) de 1991 à 1992
  • président du Conseil National pour la Culture et les Arts (Conaculta) pendant presque treize ans, de 1992 à 2000 plus une nouvelle fois de 2012 à 2015, et
  • premier Secrétaire Fédéral de la Culture au Mexique de 2015 jusqu’à sa mort récente.

Historiquement, le Mexique n’a jamais eu de Ministère de la Culture à proprement parler. Pendant très longtemps il y a eu un grand nombre d’institutions culturelles liées à l’État dans tous les domaines – de l’archéologie aux beaux-arts – qui coexistaient.  La création en 1988 du Conseil National pour la Culture et les Arts (Conaculta), durant le gouvernement du Président Salinas de Gortari, a été un jalon dans le sens d’une meilleure articulation entre elles et le gouvernement. Tovar y de Teresa a été nommé son deuxième président en 1992 et depuis cette position, il a fait preuve d’ambition en termes d’objectifs et de résultats. Il a créé entre autres le « Système national de créateurs d’art », le « Fonds national pour la Culture et les arts » (FONCA), le « Programme de soutien à l’infrastructure culturelle dans les états » (PAICE), la chaîne culturelle « Canal 22 » (télévision), le « Centre National pour les Arts » (CENART) à Mexico… entre autres. Au cours des dernières années, afin de rendre tout cet ensemble plus cohérent et efficace, il a proposé au Président Peña Nieto la création de la « Secretaría de Cultura », ce qui correspond à un Secrétariat d’État pour la Culture au niveau fédéral, lié au pouvoir exécutif. Le Président Peña Nieto a non seulement accepté ce projet qui a pour but de donner un cadre juridique et administratif actualisé aux politiques culturelles nationales, doté d’un budget de 800 millions de dollars, mais il a aussi nommé Rafael Tovar y de Teresa en tant que le premier Secrétaire Fédéral de la Culture, équivalent d’un vrai Ministre de la Culture, sans aucun doute en reconnaissance à tout le travail accompli en faveur d’un pays qui compte le sixième patrimoine culturel au niveau mondial (quatrième en matière de documents), 1.200 musées et 22.000 bibliothèques…

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En plus d’évoquer le fonctionnaire dans le domaine culturel, Volpi rappelle le grand mélomane et lecteur vorace que Tovar y de Teresa était. En matière musicale, le violoncelliste mexicain Carlos Prieto a par exemple parlé de sa collection de musique classique, «certainement la plus grande et complète du Mexique». Sa vaste culture et une personnalité curieuse dotée d’une facilité pour l’art de la conversation lui permettaient d’aborder les sujets les plus variés, de l’art contemporain aux discussions syndicales, et il a toujours mérité la reconnaissance de la part de ses interlocuteurs selon de nombreux témoins. Ceci peut se lier facilement à son caractère diplomate, et dans ce domaine, il a occupé plusieurs postes, en tant qu’Ambassadeur du Mexique en Italie de 2001 à 2007 ou ministre chargé de la culture auprès de l’Ambassade du Mexique en France de 1983 à 1987, et d’autres fonctions liées à la culture au sein du Ministère des affaires étrangères du Mexique. De Tovar y de Teresa a d’ailleurs fait des études supérieures en France, à la Sorbonne et à l’école de Sciences Politiques de Paris.

En tant qu’écrivain, dans le domaine des politiques culturelles, la maison d’édition mexicaine «Fondo de Cultura Económica» a publié en 1994 son livre «Modernización y política cultural» (modernisation et politique culturelle). Mais il a surtout consacré son travail d’historien et d’écrivain autour de la vie et de l’époque du dictateur mexicain Porfirio Díaz (Oaxaca, Mexique 1830 – Paris, France 1915). Il a publié en relation avec celui-ci:

  • «Paraíso es tu memoria», éd. Alfaguara, en 2009
  • «El último brindis de Don Porfirio», éd. Taurus, en 2010
  • «De la paz al olvido. Porfirio Díaz y el final de un mundo», éd. Taurus, en 2015

En outre, son compte Twitter était très actif et montrait un échantillon intéressant de l’actualité culturelle du pays.

Rafael Tovar y de Teresa a reçu un hommage national lundi 12 décembre, au Centre National des Arts à Mexico, en présence du Président Peña Nieto (qui a adressé un message solennel de reconnaissance), des plus hauts représentants des pouvoirs législatif et judiciaire, de sa famille et d’une grande diversité de personnalités de tous les domaines de la vie culturelle mexicaine. Le ruban noir de deuil apparaît sur de nombreux sites du gouvernement mexicain, ainsi que sur de nombreuses photos de profil de ses collaborateurs et de ses amis.

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