Dans quelles conditions le séjour de Marc Chagall s’est-il déroulé au Mexique en 1942 ? En quoi son travail de création pour le ballet Aleko a-t-il consisté et avec quel accueil du public et de la critique ? Quelles conséquences cette brève résidence a-t-elle eu en termes d’inspiration et d’influences sur ses œuvres ultérieures ?
Ce sont quelques questions auxquelles je tente de répondre dans cet article en me basant sur différentes sources: des biographies de Chagall, des articles de livres et de revues, des catalogues d’expositions ainsi que des sites Internet, essentiellement en français et en anglais (les informations disponibles en espagnol sur ce sujet sur Internet sont particulièrement rares).
Une rencontre fortuite
Ce fut par hasard, un jour d’été en 2015, que j’ai découvert à la Kunsthaus de Zürich un tableau de Marc Chagall (1887-1985) intitulé «La Guitare endormie» (1942/43) dans lequel le nom du Mexique/Mexico apparaît clairement en orange sur une scène dans laquelle on peut voir une figure maternelle avec une série d’animaux et des fleurs, et dans le ciel un guitariste volant près de la pleine lune et de quelques étoiles.
Cette « rencontre » m’a amené à chercher pourquoi Chagall avait créé cette œuvre d’inspiration mexicaine. J’ai facilement découvert que le peintre avait passé une brève saison à Mexico en 1942 pour créer les costumes et les décors du ballet Aleko et que c’était une étape qui allait marquer de manière significative le développement de sa carrière. La preuve en est par exemple que l’exposition « Le triomphe de la musique » à la Philharmonie de Paris en 2015 n’a pas manqué d’inclure une section consacrée à cette période, mettant en lumière les liens artistiques et personnels de Chagall avec le Mexique dans le cadre de son exil américain dû à la guerre en Europe, aux persécutions des nazis et du régime de Vichy.
La genèse d’un projet
Chagall arrive à New York en 1941, pour un exil qui durera plus de six ans. Là, il trouve un havre de créativité ; divers artistes comme lui (André Breton, Max Ernst, Fernand Léger, Piet Mondrian, Jacob Lipchitz…) s’étaient réfugiés dans la ville, poursuivaient leurs activités et découvraient d’autres collègues artistes. Le chorégraphe russe Léonidas Massine, ancien membre des Ballets russes de Diaghilev, rejoint notamment la nouvelle compagnie de danse de Mikhaïl Mordkine : le Ballet Theatre. Peu de temps après son arrivée, Lucia Chase, danseuse et mécène de la compagnie, se rend chez Chagall en compagnie de Messine pour lui proposer le projet de créer tous les costumes et décors du ballet Aleko. Depuis son expérience au Théâtre d’art juif de Moscou (1920-1921), Chagall n’avait plus travaillé sur des projets scéniques. Cette aventure excite beaucoup l’artiste!
Aleko, un drame russe très bohème
L’intrigue d’Aleko est inspirée d’un poème d’Alexandr Pouchkine, «Les Tsiganes» (1824) et a pour musique une version orchestrale du Trio opus 50 «À la mémoire d’un grand artiste» de Piotr. I. Tchaïkovski. L’œuvre présente une vision romantique de la vie bohème, avec le thème de l’amour malheureux de l’aristocrate Aleko et de la gitane Zemphira. En effet, peuplée d’acrobates, de clowns et de danseurs de rue, l’histoire raconte comment Aleko – lassé de la vie en ville – part à la recherche de Zemphira dans sa communauté tzigane. Elle l’abandonne bientôt pour un autre, malgré les supplications d’Aleko. À la fin, Aleko, en proie au délire, incapable de faire la distinction entre imagination et réalité, poignarde tant son amante que son rival. Le père de Zemphira le contraint à l’exil et le condamne à une vie d’errance.
Une volonté manifeste de créer une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk)
Durant les mois de juin et juillet 1942, Chagall et Massine se réunissent tous les jours dans l’atelier de Chagall à New York pour travailler à la scénographie d’Aleko pendant qu’un gramophone joue la musique de Tchaïkovski. Son épouse, Bella Chagall, qui aimait le théâtre et l’avait assisté lors de ses créations scéniques en Russie, a également rejoint le projet, collaborant principalement à la conception et à la confection des costumes. La légende raconte qu’elle lisait à haute voix le poème original lorsque Chagall et Messine travaillaient.
Les dessins préparatoires de Chagall intègrent des notes détaillées relatives à l’intrigue et à la chorégraphie du ballet, qui comprenait des danses folkloriques tziganes enflammées, des danses russes stylisées et des pas de trois classiques. Grâce à sa formation auprès de Diaghilev, Massine accorde une place essentielle aux arts graphiques dans sa chorégraphie. L’un des biographes de Chagall, Franz Meyer, note que «la chorégraphie et la peinture furent conçues comme un tout, et Massine se laissa inspirer jusque dans les moindres détails par la vision que Chagall se faisait du drame. Ces mois de travail en commun comptèrent pour les Chagall parmi les plus heureux de leur séjour en Amérique ; des années après, il leur suffisait de trois mesures du Trio de Tchaïkovski pour retrouver la merveilleuse atmosphère d’entente de ce moment. »
Chagall a écrit une lettre où il disait qu’il espérait que ses plus chers amis et tous ses autres amis en Amérique pourront voir « ce ballet, que j’ai conçu en songeant à la grande Russie, mais aussi à nous autres Juifs. » Dans sa série de longs exils, Chagall semble percevoir dans cette ballade des steppes l’écho romantique d’un monde perdu.
Quelles raisons ont conduit Chagall, Massine et la compagnie de danse new-yorkaise à se rendre au Mexique ?
Je dois dire qu’au fond, j’aurais sûrement aimé retrouver des motifs teintés de romantisme et de sens poétique. Comme beaucoup de ceux que certains artistes évoquent pour présenter le sens de leurs projets de résidence au sein d’institutions culturelles. Non, dans ce cas, et sauf preuve du contraire, tout semble indiquer qu’il s’agissait de raisons bien prosaïques ! Mais allons-y par parties.
Selon Bella Meyer, petite-fille de l’artiste, «Sol Hurok, directeur de la compagnie (le Ballet Theatre, ainsi appelé à l’époque – ndlr), voulait éviter les coûts importants d’une production à New York, ainsi que les restrictions syndicales qui n’auraient pas donné à Chagall la liberté de travailler en étroite collaboration avec les artisans du théâtre. Les témoignages de V. Odinokov affirment que Chagall a tenté de réussir l’examen qui lui aurait ouvert les portes des ateliers de scénographie ; mais intimidé par les dessins industriels et les questions de perspective auxquelles il ne savait pas répondre, il a échoué. En effet, si un artisan ou un artiste n’appartenait pas au puissant syndicat local des scénographes, il n’avait pas le droit de travailler, ni même de toucher les matériaux. Au Mexique en revanche, un simple vote des administrateurs du Théâtre/Ballet suffisait pour l’admettre parmi les artisans.
Jackie Wullschläger, dans sa biographie de Chagall, note que le gouvernement mexicain les a invités à présenter la première du ballet au Palais des Beaux-Arts, « l’imposant bâtiment Art déco avec un rideau de verre Tiffany ».
Enfin, de son côté, l’exposition parisienne de la Philharmonie évoque également le faible coût de la main d’œuvre et sa qualité.
Chagall et sa femme Bella ont fait le voyage avec Massine jusqu’à Mexico où ils sont arrivés le 2 août 1942. À propos de ce voyage, il y a une anecdote racontée par Bella dans une lettre à sa fille Ida, restée à New York. Ils ont dû passer beaucoup de temps à la douane de Laredo : les autorités ne voulaient pas laisser passer les maquettes des costumes et des décors car il y avait de nombreuses inscriptions en russe ! Une fois effacés par les Chagall, ils purent alors emporter tous les dessins avec eux (Lettre du 4 août 1942, archives Ida Chagall, Paris).
Création d’Aleko à Mexico
Le travail préparatoire du décor a été réalisé à New York, mais c’est à Mexico qu’il a pris sa forme définitive et ses couleurs vives. Jackie Wullschläger commente que «loin de la grisaille de New York, les Chagall ont pu apprécier la splendeur des contrastes et des couleurs violentes, le soleil implacable et les nuits lumineuses – autant d’éléments qui devaient inspirer les décors d’Aleko». Bella a déclaré à cet égard que :
« Les décors de Chagall brûlent comme le soleil au firmament ».
Chagall et Bella se sont d’abord installés, pour une semaine, dans le quartier de San Angel, celui-là même où Diego Rivera avait son atelier. Mais comme ils devaient partir très tôt le matin pour se rendre au centre de Mexico et rentrer tard le soir, ils ont finalement déménagé dans un hôtel (l’Hôtel Montejo), à deux pas du Palais de Bellas Artes. Ils ont à peine eu le temps de s’acclimater. Ils avaient moins d’un mois pour confectionner plus de soixante costumes et créer quatre énormes toiles de fond pour la scène. Trois cents artistes et artisans ont participé à cette production.
Massine a répété avec la compagnie à l’Hôtel Reforma. Chagall, affichant un air bohème avec son manteau à rayures multicolores que Bella lui avait acheté en ville, a travaillé à ses toiles de fond pour la scène au Palais des Beaux-Arts-même, tout comme Bella, qui avait installé un atelier de confection à l’intérieur du théâtre.
Dans les ateliers du Palais des Beaux-Arts
La petite-fille de Chagall souligne qu’il observait minutieusement comment les artistes locaux transféraient ses dessins sur d’immenses toiles. Une fois toutes les grandes surfaces recouvertes, Chagall lui-même commençait à ajouter des figures et d’autres motifs, souvent fantastiques. Par les lettres de Bella à Ida, il est possible de savoir à quel point Chagall appréciait de travailler avec certains artistes, qui semblaient le comprendre, tandis que d’autres lui semblaient trop lents. Cependant, les travaux avançaient rapidement : deux toiles de fond furent achevées le 23 août, la troisième le 28, et seule la dernière manquait.
Concernant la confection des costumes, Bella sentait cependant que le processus allait être plus délicat. Depuis son arrivée, elle suivait de près la confection de chaque costume et de chaque accessoire dans l’atelier des Beaux-Arts. Elle demandait à son mari de nombreux dessins, de plus en plus descriptifs, des chaussures, des gants, des coiffures, de la dentelle, de tous les détails, ce qui n’enthousiasmait pas beaucoup Chagall. Le 4 août, Bella est allée avec le directeur de la compagnie et des artisans des Beaux-Arts acheter au marché des tissus, cuirs, fils et autres matériaux qui allaient servir à donner de l’ampleur et de la vie aux costumes sur scène, sans trahir l’esprit chagallien. Elle participait à l’exécution de tout, mais uniquement après avoir parlé avec Chagall ; ils se sont par exemple concertés sur le choix des tissus ou la superposition de tulle ou d’organza, ou encore sur les différentes nuances, pour créer divers effets de volumes surprenants avec les moyens les plus simples. En effet, les costumes ainsi créés témoignent d’une compréhension exceptionnelle non seulement de la nature de chaque tissu, mais également de ses possibilités de coupe et de draperie. La petite-fille de Chagall ajoute que ce n’était pas seulement la joie de travailler les matériaux qui comptait pour son grand-père : c’était aussi une célébration de la beauté féminine. On dit aussi qu’aux yeux de l’artiste, un costume de scène était plus qu’un vêtement ; c’était la transcription des qualités physiques et morales de chaque personnage.
Vers le 23 août, la production des costumes est devenue plus complexe et plus intense. Dès qu’un costume était construit, Chagall y ajoutait des couleurs ; il peignait immédiatement les masques… ce serait les seuls costumes entièrement peints par l’artiste. Les artistes espagnols Remedios Varo et Esteban Francés l’ont assisté et sont restés enthousiastes et optimistes jusqu’au bout. Sans oublier Leonora Carrington et bien d’autres talents. Bella a eu un certain nombre de difficultés tant avec les couturières qu’avec les danseurs qui n’appréciaient pas du tout l’idée de porter des costumes peints. Ce n’est qu’avec le soutien de Massine, qui partageait sa vision d’une transformation complète de l’espace, que Chagall put poursuivre sur cette voie. Les discussions créatives se sont poursuivies à tel point en harmonie entre les deux et sur tous les aspects que même le jour de la première, ils ont encore modifié toute une séquence chorégraphique du dernier acte !
Comme à l’époque de leur travail au Théâtre Juif, les Chagall ont véritablement pris possession du Palais, nuit et jour. Une fois de plus, note Jackie Wullschläger, «Chagall se plaignait de l’ambiance générale, de l’administration incompétente, du manque de raffinement». Malgré tout le stress et les difficultés, le résultat a été exceptionnel.
La première le 8 septembre 1942 : un triomphe retentissant
Tous ceux qui ont participé à sa création ont pris conscience de la qualité et de la beauté de l’ensemble qui a été présenté à Bellas Artes le 8 septembre. « Le Tout Mexique » a assisté à la première, y compris les peintres Diego Rivera et José Orozco. Le public enthousiaste a réclamé 19 rappels ; Chagall qui se terrait dans les entrailles du Palais a été traîné sur la scène dans un tonnerre d’ovations :
¡Bravo Chagall ! ¡Viva Chagall !
Quelques détails sur les décors et les costumes
Chagall avait réussi à créer, avec Bella et Massine, un spectacle chargé d’une grande force intérieure qui emmenait toute la salle dans un monde imaginaire, mais à la fois réel et beau. Les mouvements des danseurs étaient soulignés par leurs costumes. Les couleurs peintes sur les costumes et sur les immenses toiles de la scène suggéraient l’intrigue du ballet et créaient surtout des tensions entre l’imaginaire, le réel, le monde physique et l’atmosphère spirituelle. Le travail incessant des matières, l’agencement incessant des textures, la recherche efficace de l’instant visuel leur ont permis d’atteindre le charme complet.
Grâce aux lampes placées derrière les toiles de fond, les figures peintes donnaient l’impression de bondir dans le ciel et les lunes ressemblaient à des vitraux. L’ensemble du spectacle était une hallucination visuelle dont les quelques détails naturalistes renforçaient l’irréalité.
Les quatre toiles de fond conféraient à chaque épisode du récit sa couleur poétique et une dominante chromatique. L’article correspondant du livre « Marc Chagall, Ballet et Opéra » décrit chaque toile dans les termes suivants et j’accompagne ces descriptions d’une illustration des études préparatoires issues de la collection du MoMA de New York, présentes dans l’exposition parisienne :
Le bleu symbolise à l’acte I « Aleko et Zemphira au clair de lune », la rencontre amoureuse entre les deux. Il accompagne l’ouverture musicale, nocturne et tendre, Pezzo élégiaque, qui se transforme progressivement en drame. La figure d’un coq se détache – elle représente la passion – sur le fond du ciel cobalt, tandis que la lune d’un blanc nacré se reflète dans les eaux d’un lac.
À l’acte II, dans des tonalités tendres de bleu léger et de vert, Chagall fait naître un monde féerique, tourbillonnant comme dans un rêve, où un ours joue du violon et un singe tombe d’un bouquet de fleurs. C’est «le carnaval».
L’acte III, «Champ de blé, un après-midi d’été», est dominé par deux éclatants soleils, images lumineuses d’or et de feu, d’un paysage où glisse la barque minuscule des amoureux.
L’Acte IV, final, « Une Fantaisie à Saint-Pétersbourg » a des accents tragiques. Sur le fond pourpre et noir, où se dessinent les palais de la ville impériale et où plane l’ombre de Pouchkine, un fantastique cheval blanc, au regard doux, dont les jambes arrière se sont muées en roues de chariot, bondit par-dessus cette ville en flammes dans un ciel nocturne qu’illumine un chandelier d’or.
Comme je l’ai mentionné précédemment, les costumes ont été conçus avec un soin particulier : ils s’harmonisaient avec les décors, reflétaient la tonalité générale des épisodes et évoquaient la personnalité des héros. Par exemple, Zemphira portait une robe blanche et rouge au début, puis blanche et bleue, et à la fin bleue, noire et jaune suivant l’intensité dramatique des scènes.
Toujours quant à Zemphira, le rôle a été joué par la danseuse juive née à Londres Alicia Markova, célèbre pour le classicisme épuré de ses mouvements. Chagall l’a réinventée en furie déchaînée aux cheveux hirsutes et au visage sombre, vêtue d’un costume rouge vif, ce qui a sans doute choqué ses fidèles admirateurs habitués à Giselle et au Lac des cygnes.
C’est surtout dans les costumes des gitans et des gitanes, ainsi que dans ceux des animaux fantastiques du rêve d’Aleko, que Chagall a laissé libre cours à son imagination, apportant en particulier humour et poésie à la notation du détail.
Une étape importante dans la carrière de Chagall
Le public new-yorkais s’est également montré très enthousiaste lors de la présentation du spectacle au Metropolitan Opera House le 6 octobre. Les critiques de la presse ont été quelque peu mitigées, mais personne n’a attaqué la splendeur du décor et des costumes. L’apport de Chagall parut si décisif aux yeux du « pape » de la critique chorégraphique new-yorkaise, Edwin Denby, qu’il écrivit que les décors constituaient le véritable sujet d’Aleko. Ému par l’étrange tristesse suggérée par cette féerie de couleurs, il laissait même entendre que le cheval céleste du dernier tableau était plus poignant que tout ce qui se déroulait sur scène.
Jackie Wullschläger souligne qu’il est clair aujourd’hui que la scénographie d’Aleko a marqué un tournant pour Chagall. Cela a affecté son expérience du continent américain, certes, mais aussi sa carrière au cours des quarante années suivantes. L’Amérique lui avait offert, en moins de deux ans, ce qu’il n’avait jamais obtenu en France depuis deux décennies : un format monumental. Dès lors, Chagall manifestera une attirance irrésistible pour les formats gigantesques, les scènes de théâtre, les plafonds, les murs ou les vitraux de cathédrale. (p. 403).
Le succès remarquable d’Aleko a conduit Lucia Chase des années plus tard, en 1945, à solliciter Chagall pour la saison et à lui commander les décors et les costumes d’un autre projet majeur : L’Oiseau de Feu. Cette fois, à New York même. L’exposition du Centre Georges Pompidou qui ouvre ses portes aujourd’hui, mercredi 04 octobre 2023, présente justement un ensemble d’oeuvres liées à cet autre projet: des dessins préparatoires aux costumes et rideaux de scène du ballet d’Igor Stravinsky repris par le Ballet Theatre de New York.
Nuances dans la considération de l’influence mexicaine dans l’œuvre de Chagall
L’œuvre de Chagall pour le ballet Aleko ne présentait pas du tout une inspiration isolée, bien au contraire, elle montrait une grande force vitale créatrice, caractérisée par des thèmes et un vocabulaire renouvelé, intégrant certaines doses d’inspiration mexicaine dans l’intrigue russe et ses souvenirs teintés de nostalgie.
Il existe des versions contradictoires concernant l’influence mexicaine dans la création d’Aleko. Par exemple, selon la revue « Beaux Arts » dans son hors-série « La saga d’un artiste universel », cela semble avoir eu peu d’influence sur son inspiration. Il semblerait aussi que la magie n’opère pas pleinement quand on lit dans la biographie de Jackie Wullschläger que dans une lettre à son galeriste à New York (Pierre Matisse), à la mi-septembre, « Chagall se plaint de sa fatigue, du climat, de la nourriture ». Mexico, écrit-il, le rend apathique et il lui tarde de rentrer à New York, même s’il redoute, et tente de reporter à plus tard l’exposition de ses œuvres récentes organisée par Matisse là-bas. Sans connaître le contexte dans lequel la lettre a été écrite, il faut rappeler que le retour à New York était important pour lui dans la mesure où le ballet allait y être présenté début octobre et que les costumes devaient être retravaillés pour qu’ils soient prêts le jour de la première. Nous savons également qu’après un stress continu, la période moins intense qui s’ensuit peut conduire à une certaine dépression. Le séjour au Mexique était essentiellement un concours de circonstances plutôt qu’un voyage volontaire. Dans le contexte de son exil et par la force des choses, New York avait un sens plus considérable pour lui.
D’autres sources mentionnent clairement des influences, tant dans la production elle-même à Mexico que dans les années qui ont suivi.
Une partie assez spectaculaire de l’exposition « L’épaisseur des rêves », présentée au Musée La Piscine de Roubaix en 2012 – et au Dallas Museum of Art en 2013 sous le titre « Chagall : au-delà de la couleur » – consistait en une mise en scène des robes que Chagall avait créées au Mexique. Ils ont insisté sur le fait que les créations avaient été alimentées par l’imagination juive russe ainsi que par certaines influences mexicaines. De nombreux costumes avaient été conservés dans un entrepôt, jusqu’à ce qu’ils soient exhumés en 1991 pour l’exposition «La Présence de Chagall au Mexique» au Centre Culturel d’Art Contemporain de la Fondation Culturelle Televisa, fermé en 1998. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé de témoignage de cette exposition sur Internet, au-delà de la référence au catalogue. J’espère lors d’un prochain voyage au Mexique pouvoir chercher le catalogue dans les bibliothèques spécialisées pour avoir plus de détails.
Je voudrais revenir sur la biographie de Franz Meyer pour continuer à nuancer ce que l’on sait ou que l’on pense du séjour de Chagall dans la capitale mexicaine. La lecture de quelques lignes sur cette question m’a fait sourire, et je les traduis de l’espagnol vers le français: « Mais sa création a été influencée par la découverte du monde tropical. Dans le passé déjà, les nouveaux paysages de l’Ile-de-France, de la Bretagne, de l’Auvergne, de la Côte d’Azur avaient été des stimulants décisifs. (p.211) Cette fois encore, le monde tropical a eu une action sur sa sensibilité aux couleurs. » Quiconque connaît Mexico sait qu’il ne s’agit pas exactement d’un environnement tropical, et même à cette époque-là: elle est située sur un haut plateau, entouré de montagnes et de volcans, l’air est quelque peu sec, même si l’été a toujours été caractérisé par ses pluies (parfois quasi diluviennes). En tout cas, c’est agréable de ressentir un petit cliché romantique dans cette considération de la capitale aztèque. Mais on peut aisément imaginer ce que Franz Meyer veut décrire, cette rupture avec ce que Chagall avait connu jusqu’alors; Mexico n’a rien à voir avec les steppes enneigées biélorusses ! La description de Meyer continue ainsi : « Au début, sans doute, le ballet ne lui laissait que peu de temps pour entrer en contact avec le pays. (…) Un projet de voyage dans le sud du pays pour après la première du ballet n’a pas pu se concrétiser, et finalement les Chagall se sont contentés de promenades. Celles-ci donnèrent lieu à des esquisses à partir desquelles furent peintes, immédiatement après et au cours de l’année suivante, les gouaches dites mexicaines. Celles-ci témoignent de la profonde sympathie que Chagall éprouvait dès le début pour le pays et ses habitants. Il se sentait proche de ce peuple généreux et passionné, appréciant le sens artistique qu’il sentait en eux et l’écho que son propre travail y trouvait. C’est cette ville qu’évoquent certains détails de ses gouaches. Mais l’esprit du Mexique, au-delà de ce folklore, s’exprime aussi dans la relation étroite entre l’homme et la bête, qui est aussi un vieux thème chagallien. (…) Le Christ y a aussi sa place (…). Chagall n’a pas oublié la douleur là-bas, les maisons incendiées, les hommes persécutés (…)». En effet, ces correspondances entre la Russie pré-révolutionnaire et le Mexique peuvent être parfaitement comprises ; par exemple, le contexte me rappelle que la révolution mexicaine n’a pas réussi, malgré l’imaginaire de justice sociale qu’elle réclamait, à réellement modifier la condition des oubliés. Le tableau «Crucifixion mexicaine», de 1945, est particulièrement éloquent dans ce sens.
Par ailleurs, j’ai trouvé plus de notes positives sur l’influence et l’impact de son séjour que de réserves péremptoires. Tout est nuance. «La création d’Aleko et son séjour au Mexique ont fait émerger de nouvelles œuvres aux motifs fantastiques, aux mouvements de forme et aux couleurs intenses. Mais la reprise des contacts avec la Russie a également joué un rôle important. » Les liens avec son passé russe, mêlés au contexte suggestif du séjour mexicain, ont été alors fondamentaux.
Il a également été signalé que les céramiques de Chagall se sont en partie inspirées d’œuvres préhispaniques. Le catalogue de l’exposition «Beyond Color» mentionne que cela aurait pu être grâce à l’artiste Remedios Varo. Plus tard, d’autres peuples indigènes du continent américain l’inspirèrent dans sa création pour l’Oiseau de feu : certaines robes et certains masques étaient directement tirés des kachinas – statuettes en bois de peuplier peintes par les peuples indigènes de l’Arizona et du Nouveau-Mexique et qui incarnent des esprits. L’Oiseau de feu fut également un succès ; ainsi, les perspectives se sont consolidées pour l’artiste qui poursuivra ce type de collaboration dans sa carrière, trouvant une grande harmonie entre sa passion pour la musique, la scène et son travail artistique.
Sources
Pour aller plus loin sur ces sujets, je vous propose de consulter les sources suivantes :
- Jackie Wullschläger, « Chagall », biographies Gallimard, 2012, 592 p.
- Franz Meyer, « Marc Chagall », Éd. Flammarion, 1995, 352 p.
- Dossier de presse de l’exposition « Le Triomphe de la Musique », Philharmonie de Paris, 2015.
- Catalogue d’exposition « Marc Chagall : l’épaisseur des rêves », Ed. Gallimard, 2012, 259 p. Surtout les pages écrites par Bella Chagal sous le titre « Chagall et son approche scénique ».
- Catalogue en ligne (via Issu) de l’exposition « Chagall : Beyond Color », au Dallas Museum of Art, 2013
- Musée national message biblique de Marc Chagall Nice, « Marc Chagall : le ballet, l’opéra », Ed. Réunion des musées nationaux, 1995, 180 p.
- Beaux-Arts Magazine, Hors-Série « Chagall : La saga d’un artiste universel », février 2013.
Et mon article en espagnol «Marc Chagall en México y «El triunfo de la música» en París» (2015)
Les images incluses dans cet article sont uniquement à des fins pédagogiques d’illustration et de transmission et ne sont pas à but lucratif.
Postdata Interlacements – Le blog du Musée LACMA a publié un article sur le processus de création du ballet Aleko au Mexique
Le 2 novembre 2017, dans le cadre de l’exposition «Chagall: Couleur et Musique» à Los Angeles, un article a brièvement présenté le contexte de création des costumes et de la scénographie du ballet à Mexico. Par rapport à mon article, il apporte un ensemble d’éléments complémentaires sur la conservation des costumes : (ma traduction) « Aleko est resté dans le répertoire du Théâtre de Ballet jusqu’à ce que les rideaux de scène soient vendus aux enchères en 1977, période où la compagnie connaissait des difficultés financières. Les costumes n’ont été revus qu’en 1991, lorsqu’ils ont été exposés au Centro Cultural de Arte Contemporáneo de Mexique, pour lequel Martha Hellion a été invitée en tant que conservatrice-consultante – et dans ce cadre, elle a inspecté les costumes. Il les a trouvés en très mauvais état et a mené des recherches approfondies dans les archives pour restaurer et remettre chaque costume en état d’exposition. Aujourd’hui, les costumes, qui appartiennent à la Fondation Chagall, continuent d’être soignés par Mme Hellion, qui a collaboré étroitement avec l’équipe de conservateurs du LACMA pour leur présentation (…)».