Marc Chagall au Mexique – une autre expérience de l’Amérique pendant son exil

Le mois d’octobre 2023 sera chagallien ou ne sera pas! Alors que deux expositions sur l’artiste ouvrent leurs portes au Centre Pompidou et à la Piscine de Roubaix et que « L’atelier des Lumières » parisien continue à présenter l’une de ses plus belles créations audiovisuelles autour de Chagall, je rends hommage à cet artiste en traduisant et en adaptant un article paru en espagnol sur ce même blog pour évoquer une période créative intense de Chagall lors de son exil sur le continent américain (1941-1948), moins connue que celle de New York et… au sud du Río Bravo/Río Grande… à Mexico!

Ce sont quelques questions auxquelles je tente de répondre dans cet article en me basant sur différentes sources: des biographies de Chagall, des articles de livres et de revues, des catalogues d’expositions ainsi que des sites Internet, essentiellement en français et en anglais (les informations disponibles en espagnol sur ce sujet sur Internet sont particulièrement rares).

Ce fut par hasard, un jour d’été en 2015, que j’ai découvert à la Kunsthaus de Zürich un tableau de Marc Chagall (1887-1985) intitulé «La Guitare endormie» (1942/43) dans lequel le nom du Mexique/Mexico apparaît clairement en orange sur une scène dans laquelle on peut voir une figure maternelle avec une série d’animaux et des fleurs, et dans le ciel un guitariste volant près de la pleine lune et de quelques étoiles.

Cette « rencontre » m’a amené à chercher pourquoi Chagall avait créé cette œuvre d’inspiration mexicaine. J’ai facilement découvert que le peintre avait passé une brève saison à Mexico en 1942 pour créer les costumes et les décors du ballet Aleko et que c’était une étape qui allait marquer de manière significative le développement de sa carrière. La preuve en est par exemple que l’exposition « Le triomphe de la musique » à la Philharmonie de Paris en 2015 n’a pas manqué d’inclure une section consacrée à cette période, mettant en lumière les liens artistiques et personnels de Chagall avec le Mexique dans le cadre de son exil américain dû à la guerre en Europe, aux persécutions des nazis et du régime de Vichy.

Chagall arrive à New York en 1941, pour un exil qui durera plus de six ans. Là, il trouve un havre de créativité ; divers artistes comme lui (André Breton, Max Ernst, Fernand Léger, Piet Mondrian, Jacob Lipchitz…) s’étaient réfugiés dans la ville, poursuivaient leurs activités et découvraient d’autres collègues artistes. Le chorégraphe russe Léonidas Massine, ancien membre des Ballets russes de Diaghilev, rejoint notamment la nouvelle compagnie de danse de Mikhaïl Mordkine : le Ballet Theatre. Peu de temps après son arrivée, Lucia Chase, danseuse et mécène de la compagnie, se rend chez Chagall en compagnie de Messine pour lui proposer le projet de créer tous les costumes et décors du ballet Aleko. Depuis son expérience au Théâtre d’art juif de Moscou (1920-1921), Chagall n’avait plus travaillé sur des projets scéniques. Cette aventure excite beaucoup l’artiste!

L’intrigue d’Aleko est inspirée d’un poème d’Alexandr Pouchkine, «Les Tsiganes» (1824) et a pour musique une version orchestrale du Trio opus 50 «À la mémoire d’un grand artiste» de Piotr. I. Tchaïkovski. L’œuvre présente une vision romantique de la vie bohème, avec le thème de l’amour malheureux de l’aristocrate Aleko et de la gitane Zemphira. En effet, peuplée d’acrobates, de clowns et de danseurs de rue, l’histoire raconte comment Aleko – lassé de la vie en ville – part à la recherche de Zemphira dans sa communauté tzigane. Elle l’abandonne bientôt pour un autre, malgré les supplications d’Aleko. À la fin, Aleko, en proie au délire, incapable de faire la distinction entre imagination et réalité, poignarde tant son amante que son rival. Le père de Zemphira le contraint à l’exil et le condamne à une vie d’errance.

Durant les mois de juin et juillet 1942, Chagall et Massine se réunissent tous les jours dans l’atelier de Chagall à New York pour travailler à la scénographie d’Aleko pendant qu’un gramophone joue la musique de Tchaïkovski. Son épouse, Bella Chagall, qui aimait le théâtre et l’avait assisté lors de ses créations scéniques en Russie, a également rejoint le projet, collaborant principalement à la conception et à la confection des costumes. La légende raconte qu’elle lisait à haute voix le poème original lorsque Chagall et Messine travaillaient.

Les dessins préparatoires de Chagall intègrent des notes détaillées relatives à l’intrigue et à la chorégraphie du ballet, qui comprenait des danses folkloriques tziganes enflammées, des danses russes stylisées et des pas de trois classiques. Grâce à sa formation auprès de Diaghilev, Massine accorde une place essentielle aux arts graphiques dans sa chorégraphie. L’un des biographes de Chagall, Franz Meyer, note que «la chorégraphie et la peinture furent conçues comme un tout, et Massine se laissa inspirer jusque dans les moindres détails par la vision que Chagall se faisait du drame. Ces mois de travail en commun comptèrent pour les Chagall parmi les plus heureux de leur séjour en Amérique ; des années après, il leur suffisait de trois mesures du Trio de Tchaïkovski pour retrouver la merveilleuse atmosphère d’entente de ce moment. »

Chagall a écrit une lettre où il disait qu’il espérait que ses plus chers amis et tous ses autres amis en Amérique pourront voir « ce ballet, que j’ai conçu en songeant à la grande Russie, mais aussi à nous autres Juifs. » Dans sa série de longs exils, Chagall semble percevoir dans cette ballade des steppes l’écho romantique d’un monde perdu.

Je dois dire qu’au fond, j’aurais sûrement aimé retrouver des motifs teintés de romantisme et de sens poétique. Comme beaucoup de ceux que certains artistes évoquent pour présenter le sens de leurs projets de résidence au sein d’institutions culturelles. Non, dans ce cas, et sauf preuve du contraire, tout semble indiquer qu’il s’agissait de raisons bien prosaïques ! Mais allons-y par parties.

Selon Bella Meyer, petite-fille de l’artiste, «Sol Hurok, directeur de la compagnie (le Ballet Theatre, ainsi appelé à l’époque – ndlr), voulait éviter les coûts importants d’une production à New York, ainsi que les restrictions syndicales qui n’auraient pas donné à Chagall la liberté de travailler en étroite collaboration avec les artisans du théâtre. Les témoignages de V. Odinokov affirment que Chagall a tenté de réussir l’examen qui lui aurait ouvert les portes des ateliers de scénographie ; mais intimidé par les dessins industriels et les questions de perspective auxquelles il ne savait pas répondre, il a échoué. En effet, si un artisan ou un artiste n’appartenait pas au puissant syndicat local des scénographes, il n’avait pas le droit de travailler, ni même de toucher les matériaux. Au Mexique en revanche, un simple vote des administrateurs du Théâtre/Ballet suffisait pour l’admettre parmi les artisans.

Jackie Wullschläger, dans sa biographie de Chagall, note que le gouvernement mexicain les a invités à présenter la première du ballet au Palais des Beaux-Arts, « l’imposant bâtiment Art déco avec un rideau de verre Tiffany ».

Palais des Beaux-Arts, Mexico

Enfin, de son côté, l’exposition parisienne de la Philharmonie évoque également le faible coût de la main d’œuvre et sa qualité.

Chagall et sa femme Bella ont fait le voyage avec Massine jusqu’à Mexico où ils sont arrivés le 2 août 1942. À propos de ce voyage, il y a une anecdote racontée par Bella dans une lettre à sa fille Ida, restée à New York. Ils ont dû passer beaucoup de temps à la douane de Laredo : les autorités ne voulaient pas laisser passer les maquettes des costumes et des décors car il y avait de nombreuses inscriptions en russe ! Une fois effacés par les Chagall, ils purent alors emporter tous les dessins avec eux (Lettre du 4 août 1942, archives Ida Chagall, Paris).

Le travail préparatoire du décor a été réalisé à New York, mais c’est à Mexico qu’il a pris sa forme définitive et ses couleurs vives. Jackie Wullschläger commente que «loin de la grisaille de New York, les Chagall ont pu apprécier la splendeur des contrastes et des couleurs violentes, le soleil implacable et les nuits lumineuses – autant d’éléments qui devaient inspirer les décors d’Aleko». Bella a déclaré à cet égard que :

Chagall et Bella se sont d’abord installés, pour une semaine, dans le quartier de San Angel, celui-là même où Diego Rivera avait son atelier. Mais comme ils devaient partir très tôt le matin pour se rendre au centre de Mexico et rentrer tard le soir, ils ont finalement déménagé dans un hôtel (l’Hôtel Montejo), à deux pas du Palais de Bellas Artes. Ils ont à peine eu le temps de s’acclimater. Ils avaient moins d’un mois pour confectionner plus de soixante costumes et créer quatre énormes toiles de fond pour la scène. Trois cents artistes et artisans ont participé à cette production.

Massine a répété avec la compagnie à l’Hôtel Reforma. Chagall, affichant un air bohème avec son manteau à rayures multicolores que Bella lui avait acheté en ville, a travaillé à ses toiles de fond pour la scène au Palais des Beaux-Arts-même, tout comme Bella, qui avait installé un atelier de confection à l’intérieur du théâtre.

La petite-fille de Chagall souligne qu’il observait minutieusement comment les artistes locaux transféraient ses dessins sur d’immenses toiles. Une fois toutes les grandes surfaces recouvertes, Chagall lui-même commençait à ajouter des figures et d’autres motifs, souvent fantastiques. Par les lettres de Bella à Ida, il est possible de savoir à quel point Chagall appréciait de travailler avec certains artistes, qui semblaient le comprendre, tandis que d’autres lui semblaient trop lents. Cependant, les travaux avançaient rapidement : deux toiles de fond furent achevées le 23 août, la troisième le 28, et seule la dernière manquait.

Marc Chagall, «Aleko’s Fantasy. Sketch for the choreographer for Scene IV of the ballet Aleko» (1942), Watercolor, pencil, and ink on paper, MoMA. Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Concernant la confection des costumes, Bella sentait cependant que le processus allait être plus délicat. Depuis son arrivée, elle suivait de près la confection de chaque costume et de chaque accessoire dans l’atelier des Beaux-Arts. Elle demandait à son mari de nombreux dessins, de plus en plus descriptifs, des chaussures, des gants, des coiffures, de la dentelle, de tous les détails, ce qui n’enthousiasmait pas beaucoup Chagall. Le 4 août, Bella est allée avec le directeur de la compagnie et des artisans des Beaux-Arts acheter au marché des tissus, cuirs, fils et autres matériaux qui allaient servir à donner de l’ampleur et de la vie aux costumes sur scène, sans trahir l’esprit chagallien. Elle participait à l’exécution de tout, mais uniquement après avoir parlé avec Chagall ; ils se sont par exemple concertés sur le choix des tissus ou la superposition de tulle ou d’organza, ou encore sur les différentes nuances, pour créer divers effets de volumes surprenants avec les moyens les plus simples. En effet, les costumes ainsi créés témoignent d’une compréhension exceptionnelle non seulement de la nature de chaque tissu, mais également de ses possibilités de coupe et de draperie. La petite-fille de Chagall ajoute que ce n’était pas seulement la joie de travailler les matériaux qui comptait pour son grand-père : c’était aussi une célébration de la beauté féminine. On dit aussi qu’aux yeux de l’artiste, un costume de scène était plus qu’un vêtement ; c’était la transcription des qualités physiques et morales de chaque personnage.

Vers le 23 août, la production des costumes est devenue plus complexe et plus intense. Dès qu’un costume était construit, Chagall y ajoutait des couleurs ; il peignait immédiatement les masques… ce serait les seuls costumes entièrement peints par l’artiste. Les artistes espagnols Remedios Varo et Esteban Francés l’ont assisté et sont restés enthousiastes et optimistes jusqu’au bout. Sans oublier Leonora Carrington et bien d’autres talents. Bella a eu un certain nombre de difficultés tant avec les couturières qu’avec les danseurs qui n’appréciaient pas du tout l’idée de porter des costumes peints. Ce n’est qu’avec le soutien de Massine, qui partageait sa vision d’une transformation complète de l’espace, que Chagall put poursuivre sur cette voie. Les discussions créatives se sont poursuivies à tel point en harmonie entre les deux et sur tous les aspects que même le jour de la première, ils ont encore modifié toute une séquence chorégraphique du dernier acte !

Comme à l’époque de leur travail au Théâtre Juif, les Chagall ont véritablement pris possession du Palais, nuit et jour. Une fois de plus, note Jackie Wullschläger, «Chagall se plaignait de l’ambiance générale, de l’administration incompétente, du manque de raffinement». Malgré tout le stress et les difficultés, le résultat a été exceptionnel.

Présentation de deux toiles de fond de Chagall au Musée Aomori, Japon.

Tous ceux qui ont participé à sa création ont pris conscience de la qualité et de la beauté de l’ensemble qui a été présenté à Bellas Artes le 8 septembre. « Le Tout Mexique » a assisté à la première, y compris les peintres Diego Rivera et José Orozco. Le public enthousiaste a réclamé 19 rappels ; Chagall qui se terrait dans les entrailles du Palais a été traîné sur la scène dans un tonnerre d’ovations :

Chagall avait réussi à créer, avec Bella et Massine, un spectacle chargé d’une grande force intérieure qui emmenait toute la salle dans un monde imaginaire, mais à la fois réel et beau. Les mouvements des danseurs étaient soulignés par leurs costumes. Les couleurs peintes sur les costumes et sur les immenses toiles de la scène suggéraient l’intrigue du ballet et créaient surtout des tensions entre l’imaginaire, le réel, le monde physique et l’atmosphère spirituelle. Le travail incessant des matières, l’agencement incessant des textures, la recherche efficace de l’instant visuel leur ont permis d’atteindre le charme complet.

Grâce aux lampes placées derrière les toiles de fond, les figures peintes donnaient l’impression de bondir dans le ciel et les lunes ressemblaient à des vitraux. L’ensemble du spectacle était une hallucination visuelle dont les quelques détails naturalistes renforçaient l’irréalité.

Les quatre toiles de fond conféraient à chaque épisode du récit sa couleur poétique et une dominante chromatique. L’article correspondant du livre « Marc Chagall, Ballet et Opéra » décrit chaque toile dans les termes suivants et j’accompagne ces descriptions d’une illustration des études préparatoires issues de la collection du MoMA de New York, présentes dans l’exposition parisienne :

Le bleu symbolise à l’acte I « Aleko et Zemphira au clair de lune », la rencontre amoureuse entre les deux. Il accompagne l’ouverture musicale, nocturne et tendre, Pezzo élégiaque, qui se transforme progressivement en drame. La figure d’un coq se détache – elle représente la passion – sur le fond du ciel cobalt, tandis que la lune d’un blanc nacré se reflète dans les eaux d’un lac.

Marc Chagall, «Aleko and Zemphira by Moonlight. Study for backdrop for scene 1 of the ballet Aleko» (1942), Gouache and pencil on paper, 15 1/8 x 22 1/2″ (38.4 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

À l’acte II, dans des tonalités tendres de bleu léger et de vert, Chagall fait naître un monde féerique, tourbillonnant comme dans un rêve, où un ours joue du violon et un singe tombe d’un bouquet de fleurs. C’est «le carnaval».

Marc Chagall, «The Carnival. Study for backdrop for Scene II of the ballet Aleko», Gouache, watercolor, and pencil on paper, 15 1/4 x 22 1/2″ (38.7 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

L’acte III, «Champ de blé, un après-midi d’été», est dominé par deux éclatants soleils, images lumineuses d’or et de feu, d’un paysage où glisse la barque minuscule des amoureux.

Marc Chagall, «A Wheatfield on a Summer’s Afternoon. Study for backdrop for Scene III of the ballet Aleko», Gouache, watercolor, and pencil on paper, 15 1/4 x 22 1/2″ (38.7 x 57.2 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

L’Acte IV, final, « Une Fantaisie à Saint-Pétersbourg » a des accents tragiques. Sur le fond pourpre et noir, où se dessinent les palais de la ville impériale et où plane l’ombre de Pouchkine, un fantastique cheval blanc, au regard doux, dont les jambes arrière se sont muées en roues de chariot, bondit par-dessus cette ville en flammes dans un ciel nocturne qu’illumine un chandelier d’or.

Marc Chagall, «A Fantasy of St. Petersburg. Study for backdrop for Scene IV of the ballet Aleko» (1942). Watercolor, gouache, and pencil on paper. (38.1 x 56.8 cm). MoMA. Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Comme je l’ai mentionné précédemment, les costumes ont été conçus avec un soin particulier : ils s’harmonisaient avec les décors, reflétaient la tonalité générale des épisodes et évoquaient la personnalité des héros. Par exemple, Zemphira portait une robe blanche et rouge au début, puis blanche et bleue, et à la fin bleue, noire et jaune suivant l’intensité dramatique des scènes.

Marc Chagall, «Zemphira, costume design for Aleko (Scene I)» (1942), Gouache, watercolor, and pencil on paper, 21 x 14 1/2″ (53.3 x 36.8 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest.

Toujours quant à Zemphira, le rôle a été joué par la danseuse juive née à Londres Alicia Markova, célèbre pour le classicisme épuré de ses mouvements. Chagall l’a réinventée en furie déchaînée aux cheveux hirsutes et au visage sombre, vêtue d’un costume rouge vif, ce qui a sans doute choqué ses fidèles admirateurs habitués à Giselle et au Lac des cygnes.

C’est surtout dans les costumes des gitans et des gitanes, ainsi que dans ceux des animaux fantastiques du rêve d’Aleko, que Chagall a laissé libre cours à son imagination, apportant en particulier humour et poésie à la notation du détail.

Marc Chagall, «Gypsies, costume design for Aleko (Scene IV)» (1942), Gouache, watercolor, and pencil on paper, 12 x 20 3/4″ (30.5 x 52.7 cm), MoMA, Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest

Le public new-yorkais s’est également montré très enthousiaste lors de la présentation du spectacle au Metropolitan Opera House le 6 octobre. Les critiques de la presse ont été quelque peu mitigées, mais personne n’a attaqué la splendeur du décor et des costumes. L’apport de Chagall parut si décisif aux yeux du « pape » de la critique chorégraphique new-yorkaise, Edwin Denby, qu’il écrivit que les décors constituaient le véritable sujet d’Aleko. Ému par l’étrange tristesse suggérée par cette féerie de couleurs, il laissait même entendre que le cheval céleste du dernier tableau était plus poignant que tout ce qui se déroulait sur scène.

Jackie Wullschläger souligne qu’il est clair aujourd’hui que la scénographie d’Aleko a marqué un tournant pour Chagall. Cela a affecté son expérience du continent américain, certes, mais aussi sa carrière au cours des quarante années suivantes. L’Amérique lui avait offert, en moins de deux ans, ce qu’il n’avait jamais obtenu en France depuis deux décennies : un format monumental. Dès lors, Chagall manifestera une attirance irrésistible pour les formats gigantesques, les scènes de théâtre, les plafonds, les murs ou les vitraux de cathédrale. (p. 403).

Le succès remarquable d’Aleko a conduit Lucia Chase des années plus tard, en 1945, à solliciter Chagall pour la saison et à lui commander les décors et les costumes d’un autre projet majeur : L’Oiseau de Feu. Cette fois, à New York même. L’exposition du Centre Georges Pompidou qui ouvre ses portes aujourd’hui, mercredi 04 octobre 2023, présente justement un ensemble d’oeuvres liées à cet autre projet: des dessins préparatoires aux costumes et rideaux de scène du ballet d’Igor Stravinsky repris par le Ballet Theatre de New York.

Artículo sobre Aleko en Harper’s Bazaar

L’œuvre de Chagall pour le ballet Aleko ne présentait pas du tout une inspiration isolée, bien au contraire, elle montrait une grande force vitale créatrice, caractérisée par des thèmes et un vocabulaire renouvelé, intégrant certaines doses d’inspiration mexicaine dans l’intrigue russe et ses souvenirs teintés de nostalgie.

Il existe des versions contradictoires concernant l’influence mexicaine dans la création d’Aleko. Par exemple, selon la revue « Beaux Arts » dans son hors-série « La saga d’un artiste universel », cela semble avoir eu peu d’influence sur son inspiration. Il semblerait aussi que la magie n’opère pas pleinement quand on lit dans la biographie de Jackie Wullschläger que dans une lettre à son galeriste à New York (Pierre Matisse), à la mi-septembre, « Chagall se plaint de sa fatigue, du climat, de la nourriture ». Mexico, écrit-il, le rend apathique et il lui tarde de rentrer à New York, même s’il redoute, et tente de reporter à plus tard l’exposition de ses œuvres récentes organisée par Matisse là-bas. Sans connaître le contexte dans lequel la lettre a été écrite, il faut rappeler que le retour à New York était important pour lui dans la mesure où le ballet allait y être présenté début octobre et que les costumes devaient être retravaillés pour qu’ils soient prêts le jour de la première. Nous savons également qu’après un stress continu, la période moins intense qui s’ensuit peut conduire à une certaine dépression. Le séjour au Mexique était essentiellement un concours de circonstances plutôt qu’un voyage volontaire. Dans le contexte de son exil et par la force des choses, New York avait un sens plus considérable pour lui.

D’autres sources mentionnent clairement des influences, tant dans la production elle-même à Mexico que dans les années qui ont suivi.

Une partie assez spectaculaire de l’exposition « L’épaisseur des rêves », présentée au Musée La Piscine de Roubaix en 2012 – et au Dallas Museum of Art en 2013 sous le titre « Chagall : au-delà de la couleur » – consistait en une mise en scène des robes que Chagall avait créées au Mexique. Ils ont insisté sur le fait que les créations avaient été alimentées par l’imagination juive russe ainsi que par certaines influences mexicaines. De nombreux costumes avaient été conservés dans un entrepôt, jusqu’à ce qu’ils soient exhumés en 1991 pour l’exposition «La Présence de Chagall au Mexique» au Centre Culturel d’Art Contemporain de la Fondation Culturelle Televisa, fermé en 1998. Malheureusement, je n’ai pas retrouvé de témoignage de cette exposition sur Internet, au-delà de la référence au catalogue. J’espère lors d’un prochain voyage au Mexique pouvoir chercher le catalogue dans les bibliothèques spécialisées pour avoir plus de détails.

Je voudrais revenir sur la biographie de Franz Meyer pour continuer à nuancer ce que l’on sait ou que l’on pense du séjour de Chagall dans la capitale mexicaine. La lecture de quelques lignes sur cette question m’a fait sourire, et je les traduis de l’espagnol vers le français: « Mais sa création a été influencée par la découverte du monde tropical. Dans le passé déjà, les nouveaux paysages de l’Ile-de-France, de la Bretagne, de l’Auvergne, de la Côte d’Azur avaient été des stimulants décisifs. (p.211) Cette fois encore, le monde tropical a eu une action sur sa sensibilité aux couleurs. » Quiconque connaît Mexico sait qu’il ne s’agit pas exactement d’un environnement tropical, et même à cette époque-là: elle est située sur un haut plateau, entouré de montagnes et de volcans, l’air est quelque peu sec, même si l’été a toujours été caractérisé par ses pluies (parfois quasi diluviennes). En tout cas, c’est agréable de ressentir un petit cliché romantique dans cette considération de la capitale aztèque. Mais on peut aisément imaginer ce que Franz Meyer veut décrire, cette rupture avec ce que Chagall avait connu jusqu’alors; Mexico n’a rien à voir avec les steppes enneigées biélorusses ! La description de Meyer continue ainsi : « Au début, sans doute, le ballet ne lui laissait que peu de temps pour entrer en contact avec le pays. (…) Un projet de voyage dans le sud du pays pour après la première du ballet n’a pas pu se concrétiser, et finalement les Chagall se sont contentés de promenades. Celles-ci donnèrent lieu à des esquisses à partir desquelles furent peintes, immédiatement après et au cours de l’année suivante, les gouaches dites mexicaines. Celles-ci témoignent de la profonde sympathie que Chagall éprouvait dès le début pour le pays et ses habitants. Il se sentait proche de ce peuple généreux et passionné, appréciant le sens artistique qu’il sentait en eux et l’écho que son propre travail y trouvait. C’est cette ville qu’évoquent certains détails de ses gouaches. Mais l’esprit du Mexique, au-delà de ce folklore, s’exprime aussi dans la relation étroite entre l’homme et la bête, qui est aussi un vieux thème chagallien. (…) Le Christ y a aussi sa place (…). Chagall n’a pas oublié la douleur là-bas, les maisons incendiées, les hommes persécutés (…)». En effet, ces correspondances entre la Russie pré-révolutionnaire et le Mexique peuvent être parfaitement comprises ; par exemple, le contexte me rappelle que la révolution mexicaine n’a pas réussi, malgré l’imaginaire de justice sociale qu’elle réclamait, à réellement modifier la condition des oubliés. Le tableau «Crucifixion mexicaine», de 1945, est particulièrement éloquent dans ce sens.

Marc Chagall, «Crucifixion mexicaine», 1945. Collection particulière.

Par ailleurs, j’ai trouvé plus de notes positives sur l’influence et l’impact de son séjour que de réserves péremptoires. Tout est nuance. «La création d’Aleko et son séjour au Mexique ont fait émerger de nouvelles œuvres aux motifs fantastiques, aux mouvements de forme et aux couleurs intenses. Mais la reprise des contacts avec la Russie a également joué un rôle important. » Les liens avec son passé russe, mêlés au contexte suggestif du séjour mexicain, ont été alors fondamentaux.

Il a également été signalé que les céramiques de Chagall se sont en partie inspirées d’œuvres préhispaniques. Le catalogue de l’exposition «Beyond Color» mentionne que cela aurait pu être grâce à l’artiste Remedios Varo. Plus tard, d’autres peuples indigènes du continent américain l’inspirèrent dans sa création pour l’Oiseau de feu : certaines robes et certains masques étaient directement tirés des kachinas – statuettes en bois de peuplier peintes par les peuples indigènes de l’Arizona et du Nouveau-Mexique et qui incarnent des esprits. L’Oiseau de feu fut également un succès ; ainsi, les perspectives se sont consolidées pour l’artiste qui poursuivra ce type de collaboration dans sa carrière, trouvant une grande harmonie entre sa passion pour la musique, la scène et son travail artistique.


Sources

Pour aller plus loin sur ces sujets, je vous propose de consulter les sources suivantes :

  • Jackie Wullschläger, « Chagall », biographies Gallimard, 2012, 592 p.
  • Franz Meyer, « Marc Chagall », Éd. Flammarion, 1995, 352 p.
  • Dossier de presse de l’exposition « Le Triomphe de la Musique », Philharmonie de Paris, 2015.
  • Catalogue d’exposition « Marc Chagall : l’épaisseur des rêves », Ed. Gallimard, 2012, 259 p. Surtout les pages écrites par Bella Chagal sous le titre « Chagall et son approche scénique ».
  • Catalogue en ligne (via Issu) de l’exposition « Chagall : Beyond Color », au Dallas Museum of Art, 2013
  • Musée national message biblique de Marc Chagall Nice, « Marc Chagall : le ballet, l’opéra », Ed. Réunion des musées nationaux, 1995, 180 p.
  • Beaux-Arts Magazine, Hors-Série « Chagall : La saga d’un artiste universel », février 2013.

Et mon article en espagnol «Marc Chagall en México y «El triunfo de la música» en París» (2015)

Les images incluses dans cet article sont uniquement à des fins pédagogiques d’illustration et de transmission et ne sont pas à but lucratif.

Postdata Interlacements – Le blog du Musée LACMA a publié un article sur le processus de création du ballet Aleko au Mexique

Le 2 novembre 2017, dans le cadre de l’exposition «Chagall: Couleur et Musique» à Los Angeles, un article a brièvement présenté le contexte de création des costumes et de la scénographie du ballet à Mexico. Par rapport à mon article, il apporte un ensemble d’éléments complémentaires sur la conservation des costumes : (ma traduction) « Aleko est resté dans le répertoire du Théâtre de Ballet jusqu’à ce que les rideaux de scène soient vendus aux enchères en 1977, période où la compagnie connaissait des difficultés financières. Les costumes n’ont été revus qu’en 1991, lorsqu’ils ont été exposés au Centro Cultural de Arte Contemporáneo de Mexique, pour lequel Martha Hellion a été invitée en tant que conservatrice-consultante – et dans ce cadre, elle a inspecté les costumes. Il les a trouvés en très mauvais état et a mené des recherches approfondies dans les archives pour restaurer et remettre chaque costume en état d’exposition. Aujourd’hui, les costumes, qui appartiennent à la Fondation Chagall, continuent d’être soignés par Mme Hellion, qui a collaboré étroitement avec l’équipe de conservateurs du LACMA pour leur présentation (…)».

Le Réseau «Femmes pour la Culture» s’est réuni à Saint-Domingue du 22 au 25 novembre 2017

La capitale de la République dominicaine a récemment accueilli la cinquième réunion internationale de ce réseau culturel d’Amérique Latine appelé en espagnol «Mujeres por la Cultura«. Cette édition –  la première à avoir lieu dans un pays des Caraïbes – a été organisée en collaboration avec le Ministère de la culture et le Ministère de la femme de la République dominicaine, le Festival culturel «Hermanas Mirabal» et la Fondation «Proyecta Cultura».

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Le but de cette rencontre était de promouvoir l’échange d’expériences qui rendent compte des apports de la femme à travers une optique culturelle et une perspective de genre. Il a aussi été question de promouvoir la formation et le développement professionnel des femmes dans le domaine culturel ainsi que dans celui de la prévention et l’élimination de toute forme de violence de genre. Plus particulièrement, les principes d’autonomisation des femmes proposés par l’UNIFEM et le Pacte mondial des Nations Unies ont constitué le substrat des réflexions.

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Le programme a proposé des conférences, des ateliers, des expositions et des visites d’études. Les participantes provenaient de divers pays, comme le Chili, le Mexique, l’Argentine, l’Équateur, la Colombie, le Pérou, l’Uruguay, le Brésil, Haïti, la République dominicaine, entre autres.

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La quatrième réunion du réseau, à Buenos Aires, s’est décidément inscrite dans le cadre du mouvement de protestation «Pas une seule femme en moins» (Ni una menos).

Mais… qui a peur du Réseau «Femmes pour la Culture»?

Si le titre de ce paragraphe évoque clairement une célèbre pièce de théâtre (et son adaptation au cinéma), il fait aussi allusion à la brillante exposition de l’Orangerie et du Musée d’Orsay «Qui a peur des femmes photographes?» qui a questionné en 2016 la participation des femmes dans l’histoire de la photographie, non pas sous l’angle d’une ‘vision féminine’, mais en termes de territoires des genres (physiques et symboliques) et de stratégies de succès (critique et commercial; d’élargissement des périmètres…). Ces axes de réflexion originaux et pertinents m’ont spécialement fait penser à ce réseau culturel latino-américain dont l’enthousiasme des participantes me semble particulièrement contagieux.

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Membres du Réseau «Mujeres x Cultura» réunies à Quito, Équateur en décembre 2015

Un réseau enthousiaste et enthousiasmant!

Le réseau est né dans le cadre du 9ème Campus Euroaméricain de Coopération Culturelle de Cuenca, Équateur, en 2012. De manière autonome, et au-delà des collaborations qui se sont développées entre les membres du réseau, des rencontres internationales ont déjà été organisées dans quatre pays différents:

  • 1ère édition à Santiago, Chili, en 2013
  • 2ème édition à Cuernavaca, Mexique, en 2014
  • 3ème édition à Quito, Équateur, en 2015
  • 4ème édition à Buenos Aires, Argentine, en 2016

En effet, avant la réunion en République dominicaine, leur conférence précédente a eu lieu au Centre culturel Recoleta de Buenos Aires du 14 au 17 décembre 2016, sous la forme d’une résidence. Une brève vidéo de la télévision publique argentine nous fait vivre l’atmosphère créative et de réflexion qui a régné à cette occasion.

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Diseño: Carolina Cavale – Cuore

«Mujeres x la Cultura» s’est donné pour objectifs principaux la reconnaissance et la consolidation du rôle de la femme dans le développement culturel, à travers des espaces d’échange d’expériences, de savoirs et d’immersion, pour la réflexion et le débat – tant individuels que communautaires – en incorporant les nouvelles perspectives des femmes latino-américaines.

«Nous sommes des femmes de couleurs très différentes. Nous ne pensons pas de la même manière. Nous ne sommes ni du même signe politique ni de la même religion. Nous ne sommes pas toutes mères ni femmes mariées. Certaines sont plus jeunes, certaines plus âgées. Nous sommes la diversité même et dans cette même diversité nous partageons et nous construisons».

J’ai eu le plaisir d’échanger à propos du réseau avec deux de ses membres qui sont très impliquées dans ses activités: Romina Bianchini (co-fondatrice) et Susana Salerno, toutes les deux activistes et expertes en politiques culturelles. Voici quelques éléments sur leur motivations pour contribuer au développement du réseau, tantôt présentés sous forme d’entretien, tantôt complétés à partir des comptes-rendus de leurs activités (traduits et adaptés, le cas échéant, par mes soins).

Un réseau de femmes… ?

Rafael Mandujano : «Je vais jouer à l’avocat du diable. Depuis une ‘perspective masculine’, pourquoi un ‘réseau de femmes‘ alors que nous vivons des temps où la transversalité, la diversité culturelle, les rencontres de cultures, entre autres, sont nos paradigmes? Bien sûr, j’ai déjà une idée de vos raisons, mais j’aimerais connaître vos idées à ce propos».

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Romina Bianchini : «Je pense que le réseau se base sur ces paradigmes-là. Ce n’est pas parce que c’est un réseau de femmes qu’il ne prend pas en compte la transversalité; de même, si à l’origine le réseau émerge à partir de la rencontre d’administratrices de projets culturels (gestoras culturales), il n’est pas exclusivement composé de cette catégorie professionnelle. Le réseau propose précisément la transversalité au niveau des âges, des connaissances, des savoirs-faire, des points de vue, et ainsi de suite, en vue d’un objectif commun: la visibilité du rôle de la femme dans le développement culturel. C’est aussi cela lorsque nous parlons de rencontre entre les cultures; dans ce réseau sont réunies des femmes indigènes (1) avec des femmes afro-américaines, des femmes rurales, des femmes urbaines, chacune avec ses initiatives propres et son propre parcours, provenant de ‘mondes différents’, et qui se réunissent afin de travailler ensemble pour le développement d’une communauté conçue par des femmes du secteur culturel. (…) Si tu me demandes pourquoi le réseau est né et si c’est seulement pour les femmes, nous disons que c’est une invitation ouverte, en dialogue, dans laquelle ‘les masculinités’ sont présentes: des hommes ont participé aux rencontres, et à diverses reprises nous avons co-produit avec ‘leur complicité’; il y a des administrateurs culturels qui soutiennent et mettent en valeur ce processus auquel tous ceux qui luttent pour l’équité et ‘l’empowerment’ des femmes doivent participer. Je souhaite mettre en valeur aussi la contribution ‘activiste’ de collègues et de familles qui, depuis d’autres situations (comme le champ privé), accompagnent notre participation dans le réseau, dans le cadre de nos rencontres autogérées et auto-déterminées qui nous emmènent à confluer lors de notre réunion annuelle ‘auto-convoquée’. Celle-ci nourrit notre développement professionnel et personnel, dans un espace conçu pour nous-mêmes par nous-mêmes (ndlr: au féminin en espagnol ‘por nosotras para nosotras’). C’est pour cela que le réseau est fondamentalement composé par des femmes, mais cela ne veut pas dire que ce soit ‘un ghetto’- cela est une condition première pour nous».

foto_susi_2Susana Salerno nous renseigne pour sa part sur l’origine du réseau: «Des femmes collègues, amies, camarades… nous trouvions que les meilleurs thèmes – ceux non traités dans les programmes officiels des congrès culturels – surgissaient et se débattaient horizontalement, dans le contexte des cafés et des espaces plus décontractés. C’est là que les échanges s’envolaient passionnément, que l’académique s’entrelaçait avec la vie quotidienne, que le savoir cohabitait avec la sagesse, sans appréhension ni étiquettes». Pour Susana, le réseau est «un manteau où s’abritent des femmes et des hommes qui veulent modifier les discours et les styles officialisés dans le domaine culturel».

Romina m’a également parlé de ce point de départ, et dont les conséquences se ressentent clairement dans ses commentaires précédents. Elle tient à rappeler certaines constatations sur la composition des panels des conférences, sur la manière d’aborder les thèmes… «Nous croyons à l’importance de construire nos narratives propres (…) en nous questionnant sur notre travail… est-ce qu’il y a une manière différente de gestion du point de vue des femmes (plus 360°, plus sensibles, plus intuitives, plus complexes?). Nous sommes convaincues du besoin de garantir l’équité des opportunités pour que les femmes puissent participer pleinement à la vie culturelle, et ce en tant que droit humain».

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Un réseau stimulant, au sens collectif, généreux

Rafael: Qu’est-ce qui vous excite le plus dans votre participation au réseau ?

Romina: «La construction collective, basée sur le respect, la reconnaissance, les liens personnels qui se tissent, dans le cadre d’un espace où nous nous rencontrons pour des ‘raisons professionnelles’ spécifiques du domaine culturel et dans le contexte de la situation des femmes au niveau mondial (…) C’est un espace où le politique et l’individuel vont de pair. Nous bâtissons une communauté de femmes, qui travaillent ensemble, en faveur des droits de toutes les femmes».

Susana: «Moi, ce qui m’enthousiasme le plus… c’est l’enthousiasme du réseau! C’est comme si nous étions de vieilles amies qui se retrouvent, et à chaque fois c’est nouveau, c’est généreux; personne n’est pas là pour briguer une chaire, on dit ce qu’on pense, on pose des questions, on partage, on visite. Cela me rend heureuse. Cela nous permet de prendre de l’air et de redémarrer (…), et nous incite à nous dépasser et à ne pas tomber dans des stéréotypes: ne pas préjuger, tête et corps disponibles pour recevoir, modifier, donner… nous participons à un voyage de découverte à chaque fois».

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Des conférences aux programmes riches, variés et ancrés sur de besoins concrets

En effet, un simple parcours d’un programme de leur rencontre annuelle permet de cerner l’ample portée de leurs ambitions.  Par exemple, celui de Quito qui apparaît sur leur site internet (en espagnol, cliquez sur l’image).

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Quito 2015, Programme, 1/2

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Quito 2015, Programme, 2/2

Rafael: Vous étiez intervenantes lors de la rencontre de Quito, est-ce que vous pourriez partager avec nous des idées sur le contenu de vos présentations qui vous semblent essentielles ?

Romina:  «A Quito, il m’a semblé très important de proposer une présentation qui donne matière à controverse, sur les mauvaises féministes, c’est à dire, en reconnaissant nos contradictions; il faut être conscient que ces contradictions se déroulent dans la réalité et qu’elles vont au-delà du niveau personnel. Cela nous demande de nous engager pour le développement de stratégies créatives, sensibles, liées à la lutte pour l’équité et contre les violences, les abus et les sexismes, dont nous souffrons quotidiennement, et qui dépassent nos situations personnelles. Cette réalité historique et universelle doit nous retrouver unies et actives si nous ambitionnons un changement culturel; un changement de paradigme que nous considérons prioritaire, en tant que femmes, et ce à partir du secteur culturel. Après avoir expliqué ce cadre général, ma présentation s’est focalisée sur l’analyse de la situation des femmes à l’intérieur du secteur culturel et sur le nécessaire travail en réseau pour faire face à cette situation».

Susana: «Pour ma part, j’ai décidé de participer en organisant un atelier (cela fait déjà deux éditions). Depuis des années, je souhaitais mettre en mouvement les administrateurs de projets culturels (…) et j’ai trouvé une technique théâtrale, la méthode des actions physiques, qui m’a semblé pertinente pour ce faire. Je dois ajouter que mon idée de départ a évolué à partir de sa mise en pratique, notamment lors des événements des «43 disparus» au Mexique. En effet, j’ai guidé cet atelier juste quelques jours après ces faits, et alors que sur nos têtes survolaient des hélicoptères, nous nous sommes retrouvés à réagir viscéralement en dansant, telle une rencontre ancestrale. Cela a été une révélation, la technique prenait là une tout autre dimension. Pour l’anecdote, j’ai souhaité changer le nom de l’atelier pour qu’il s’appelle ‘Taller de Amorosidad‘ (jeu de mots intraduisible avec ‘amour’, ‘a-morosité’…) mais on lui préfère le nom plus formel ‘Méthode des actions physiques pour la gestion culturelle'».

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Susana Salerno avec Felipe Mella et Rafael Mandujano lors du Campus euroaméricain de coopération culturelle à Las Palmas de Gran Canaria, décembre 2010.

Les étapes suivantes de la vie du réseau

RafaelQuelles sont les prochaines activités du réseau, à court et moyen terme?

En plus de la rencontre internationale du 14 au 17 décembre 2016 à Buenos Aires, Romina signale que «nous soutenons des projets locaux et des initiatives des membres du réseau qui favorisent l’articulation entre les participants, par exemple à travers les réunions ‘Féminas’ (en Argentine, au Chili) où les projets lient les femmes et leurs territoires. Nous faisons également des dynamiques 2.0 à travers les réseaux sociaux, pour développer des campagnes sur les droits des femmes. Nous avons un projet portant sur des ateliers de formation en matière du genre dans le domaine des politiques publiques de la culture, et de sensibilisation sur les droits culturels des femmes. Nous souhaitons aussi lancer des projets de recherche sur la relation des femmes et le patrimoine (thème de la dernière rencontre). Et nous abordons activement la production collaborative de la prochaine conférence; nous avons décidé de développer des liens avec d’autres réseaux de femmes et d’inciter la participation d’organisations dans le domaine de la coopération.»

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Visiblement, le réseau «Mujeres x la Cultura» n’a pas, quant à lui, peur de porter de hautes ambitions! Parmi de nombreux réseaux culturels, il fait preuve de pertinence et d’énergie partagée. Je suis sûr que dans les années à venir le réseau continuera à connaître un grand succès!

Le réseau a une page Facebook que je vous recommande – très active notamment lors de leurs rencontres. Si vous comprenez l’espagnol, n’hésitez pas à visiter le site ‘Mujeres x Cultura‘ pour plus d’information.

1: Indigènes: Personne native du pays où elle vit et où ses ascendants ont vécu depuis une époque reculée (http://www.cnrtl.fr/definition/indigène)

Biographies

Romina Bianchini (Argentine)

romi_profile_arts_summitEn 2003, Romina a créé la plate-forme internationale d’administrateurs culturels “Proyecta Cultura”. Romina est coordinatrice du Réseau d’Art Urbain ‘Neural’ depuis 2011. Elle travaille actuellement au Centre Culturel Recoleta, à  Buenos Aires,  au sein du département des contenus.Activiste des droits de l’homme, Romina a travaillé depuis 2004 en tant qu’éducatrice dans le cadre d’ateliers sur les droits culturels dans plusieurs communautés à travers l’Amérique Latine et les Caraïbes. Elle est spécialiste dans le domaine de la création et de l’administration de réseaux culturels internationaux pour la coopération au développement, et elle est consultante indépendante dans le domaine culturel depuis plus de 16 ans. Elle est aussi intervenante à l’Université National de La Plata (Diplôme technique de musique populaire).

Récemment, Romina a été intervenante lors du 7ème Sommet Mondial des Arts et de la Culture, à La Vallette, Malte, en octobre 2016.

Susana Salerno (Argentine)

foto_susi_fbActrice, productrice et administratrice culturelle. Au-delà d’un longue expérience dans le domaine du théâtre et du cinéma en tant qu’actrice, Susana a aussi une riche carrière en matière des politiques culturelles et de la coopération (coordinatrice des relations publiques et de la coopération internationale au sein du Ministère de la Culture de la Ville autonome de Buenos Aires).

Elle a organisé les rencontres des Coalitions pour la diversité culturelle à Buenos Aires en vue de la préparation de la Convention pour la diversité culturelle de l’UNESCO.

Susana a participé à de nombreux colloques, séminaires, festivals et congrès internationaux. Elle a aussi préparé et géré le projet ‘L’art contre la discrimination’ pour l’INADI. Elle développe des ateliers pratiques basés sur des techniques théâtrales. Susana travaille actuellement pour la télévision publique argentine.

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50 años de « Les Demoiselles de Rochefort »

Este año de 2017 se cumple medio siglo de la difusión en las salas de cine de « Las señoritas de Rochefort », inmensa comedia musical de Jacques Demy, con la música de Michel Legrand.

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Catherine Deneuve y Françoise Dorléac

Es todo un universo en que Demy, rindiendo homenaje a las comedias musicales de Hollywood, las supera alegremente con una creación que alía el talento artístico francés y estadounidense del final de los años sesenta. En esta película se encuentra reunido un elenco irrepetible: Catherine Deneuve y su hermana Françoise Dorléac, Gene Kelly, Danielle Darrieux, Michel Piccoli, Jacques Perrin, Georges Chakiris, Grover Dale… con coreografías también especialmente memorables de Norman Maen y el propio Gene Kelly. La película se presentó en la pantalla grande a partir del 8 de marzo de 1967.

Con un poco de ilusión mexicana…

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Filmada en Technicolor  – como se debía –  en la pequeña ciudad de Rochefort, al Oeste de Francia, se puede decir que es una obra plenamente transatlántica en su inspiración, en la que además México está presente como una evocación exótica, paradisiaca

Por ejemplo, durante la « canción de Simón », el personaje lamenta un amor pasado que no pudo darse plenamente. Éste pensaba que su enamorada, Yvonne, debía « ser feliz allá por Acapulco… le encantaba el sol »

« Elle doit être heureuse, du côté d’Acapulco… elle n’aimait que le soleil ».

De hecho, la canción dice claramente que « (…) Algunos años más tarde, por un amigo común, supe que un extranjero solicitaba su mano. Se fueron los dos a algún lugar de México, para vivir su amor al borde del Pacífico ». Claro que en francés y con la música, la rima es melodiosa entre Mexique y Pacifique:

« Quelques années plus tard, par un ami commun,
j’ai su qu’un étranger sollicitait sa main.
Ils partirent tous deux quelque part au Mexique,
pour vivre leur amour au bord du Pacifique ».

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Simon Dame (Michel Piccoli) explica cantando a Solange Garnier (Françoise Dorléac) su historia de amor desafortunada.

Por azares del destino, Yvonne y Simon van a reencontrarse más tarde en el mismo Rochefort; es uno de los entrelazamientos de la trama que hace recordar un poco a la película « Los paraguas de Cherburgo » del mismo director (1964).

En efecto, Yvonne también se entristecía por lo que no era más que un sueño y una leyenda que ella misma había creado. Vivía sola, mientras que « estaba hecha para vivir al aire libre, en una playa al borde del Pacífico… para escuchar música dulce al tiempo que leía poemas »

« (…) moi qui étais faite pour vivre au grand air, sur une plage au bord du Pacifique… (pour) écouter de la musique douce en lisant des poèmes ».

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Yvonne Garnier (Danielle Darrieux) piensa en su ideal al borde del Pacífico.

Sí, en realidad no se había marchado al borde del Pacífico « con un rico mexicano ».

Al final, cuando se encuentran de nuevo, Simon pregunta a Yvonne « ¿ Era bello México? » a lo que ella responde « Sí, muy bello ».

« Simon: – C’était beau le Mexique?
Yvonne: – Oui, Simon, très beau ».

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Y felizmente, los dos hacen las paces, una vez explicada su exótica historia – como de telenovela mexicana ¿no? – sobre el amor al otro lado del mar.

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Diferentes soportes para recrearse en torno a la película: DVD, VHS, Banda sonora… y el libro de fotos de residencias al borde del Pacifique.

Entrelazamientos de evocaciones…

Este aniversario me recuerda que la reciente comedia musical multipremiada « La La Land » (2016) de Damien Chapelle se inspira de esta película de Jacques Demy, así como de « Los paraguas de Cherburgo »…

En cuanto a México, también es evocado como destino exótico en « 8 femmes » del director François Ozon (2002). Esta película es a su vez un homenaje al Technicolor, a las comedias musicales de los sesentas y a la atmósfera de los cincuentas…

Y realmente una referencia para la cultura francesa popular (en música, teatro, opereta y cine de mediados del siglo pasado) – y sobre todo una de las fuentes de inspiración de la leyenda exótica y romántica de México, del Pacífico y de Acapulco – es la Opereta « Le Chanteur de Mexico » (1951) de Francis Lopez, que marcó el apogeo de ese género en el Teatro del Châtelet de París. Sin duda participó a la inmortalidad del tenor Luis Mariano (1914-1970): « una voz excepcional, un físico de teatro, carisma e inteligencia » según Pierre Saka en su libro « La chanson française à travers ses succès » (Ed. Larousse). Precisamente en esta obra, se incluye la letra de la canción « Mexico ».
¿A qué mexicano(a) en Francia no le han cantado alguna vez Mexicooooooooooo, Mexiiiiiiiiiiiiiiiiiico….?

« Mexico, Mexico…
Sous ton soleil qui chante,
Le temps paraît trop court
Pour goûter au bonheur de chaque jour…
Mexico, Mexico…
Tes femmes sont ardentes
Et tu seras toujours
Le paradis des coeurs
Et de l’amour. »

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En parte verdad, en parte clichés, toda estas imágenes nos entrelazan, estimulan la curiosidad y fomentan la creatividad de una y otra parte del Atlántico… como lo hacen todavía 50 años después – y probablemente para siempre – estas modernas « Señoritas de Rochefort ».

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Rafael Tovar y de Teresa – disparition d’une figure emblématique des politiques culturelles au Mexique

Le 10 décembre dernier, le Secrétaire Fédéral de la Culture, Rafael Tovar y de Teresa est décédé à Mexico. Sa trajectoire a été intimement liée aux politiques culturelles dans le pays pendant plus de trente ans. Il ne serait peut-être pas excessif de comparer sa figure à celle d’un ‘Jack Lang mexicain’.

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Le Ministre de la Culture du Chili, Ernesto Ottone, rendant visite à Rafael Tovar y de Teresa, alors Président du Conseil National pour la Culture et les Arts du Mexique (à droite) en août 2015. Source: site du Gouvernement du Mexique

‘L’homme qui a agrandi la Culture au Mexique’

C’est le titre de l’article que l’écrivain mexicain Jorge Volpi publiait au journal El País le lendemain du décès de ce diplomate, historien, avocat, mais surtout fonctionnaire culturel qui a consacré sa vie à l’évolution des institutions culturelles et des programmes de développement artistique.

Volpi évoque en guise d’introduction le contexte de l’action de Tovar y de Teresa : «En important et variant le modèle français depuis les temps révolutionnaires (mexicains), l’État mexicain a assumé un rôle crucial dans la promotion et la diffusion des arts et dans le soutien pour les artistes. Et, même si à diverses reprises la relation entre les intellectuels et les artistes avec le gouvernement a traversé un équilibre délicat voire pervers, lors des dernières décennies nous avons atteint une indépendance institutionnelle remarquable. En témoigne l’infrastructure culturelle la plus vaste d’Amérique Latine et un exceptionnel système de soutien à la création artistique au niveau mondial».

Volpi souligne ensuite la contribution fondamentale de Tovar y de Teresa lors de ses différents mandats à la tête d’organismes du gouvernement mexicain, notamment en tant que :

  • directeur de l’Institut National des Beaux Arts (INBA) de 1991 à 1992
  • président du Conseil National pour la Culture et les Arts (Conaculta) pendant presque treize ans, de 1992 à 2000 plus une nouvelle fois de 2012 à 2015, et
  • premier Secrétaire Fédéral de la Culture au Mexique de 2015 jusqu’à sa mort récente.

Historiquement, le Mexique n’a jamais eu de Ministère de la Culture à proprement parler. Pendant très longtemps il y a eu un grand nombre d’institutions culturelles liées à l’État dans tous les domaines – de l’archéologie aux beaux-arts – qui coexistaient.  La création en 1988 du Conseil National pour la Culture et les Arts (Conaculta), durant le gouvernement du Président Salinas de Gortari, a été un jalon dans le sens d’une meilleure articulation entre elles et le gouvernement. Tovar y de Teresa a été nommé son deuxième président en 1992 et depuis cette position, il a fait preuve d’ambition en termes d’objectifs et de résultats. Il a créé entre autres le « Système national de créateurs d’art », le « Fonds national pour la Culture et les arts » (FONCA), le « Programme de soutien à l’infrastructure culturelle dans les états » (PAICE), la chaîne culturelle « Canal 22 » (télévision), le « Centre National pour les Arts » (CENART) à Mexico… entre autres. Au cours des dernières années, afin de rendre tout cet ensemble plus cohérent et efficace, il a proposé au Président Peña Nieto la création de la « Secretaría de Cultura », ce qui correspond à un Secrétariat d’État pour la Culture au niveau fédéral, lié au pouvoir exécutif. Le Président Peña Nieto a non seulement accepté ce projet qui a pour but de donner un cadre juridique et administratif actualisé aux politiques culturelles nationales, doté d’un budget de 800 millions de dollars, mais il a aussi nommé Rafael Tovar y de Teresa en tant que le premier Secrétaire Fédéral de la Culture, équivalent d’un vrai Ministre de la Culture, sans aucun doute en reconnaissance à tout le travail accompli en faveur d’un pays qui compte le sixième patrimoine culturel au niveau mondial (quatrième en matière de documents), 1.200 musées et 22.000 bibliothèques…

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En plus d’évoquer le fonctionnaire dans le domaine culturel, Volpi rappelle le grand mélomane et lecteur vorace que Tovar y de Teresa était. En matière musicale, le violoncelliste mexicain Carlos Prieto a par exemple parlé de sa collection de musique classique, «certainement la plus grande et complète du Mexique». Sa vaste culture et une personnalité curieuse dotée d’une facilité pour l’art de la conversation lui permettaient d’aborder les sujets les plus variés, de l’art contemporain aux discussions syndicales, et il a toujours mérité la reconnaissance de la part de ses interlocuteurs selon de nombreux témoins. Ceci peut se lier facilement à son caractère diplomate, et dans ce domaine, il a occupé plusieurs postes, en tant qu’Ambassadeur du Mexique en Italie de 2001 à 2007 ou ministre chargé de la culture auprès de l’Ambassade du Mexique en France de 1983 à 1987, et d’autres fonctions liées à la culture au sein du Ministère des affaires étrangères du Mexique. De Tovar y de Teresa a d’ailleurs fait des études supérieures en France, à la Sorbonne et à l’école de Sciences Politiques de Paris.

En tant qu’écrivain, dans le domaine des politiques culturelles, la maison d’édition mexicaine «Fondo de Cultura Económica» a publié en 1994 son livre «Modernización y política cultural» (modernisation et politique culturelle). Mais il a surtout consacré son travail d’historien et d’écrivain autour de la vie et de l’époque du dictateur mexicain Porfirio Díaz (Oaxaca, Mexique 1830 – Paris, France 1915). Il a publié en relation avec celui-ci:

  • «Paraíso es tu memoria», éd. Alfaguara, en 2009
  • «El último brindis de Don Porfirio», éd. Taurus, en 2010
  • «De la paz al olvido. Porfirio Díaz y el final de un mundo», éd. Taurus, en 2015

En outre, son compte Twitter était très actif et montrait un échantillon intéressant de l’actualité culturelle du pays.

Rafael Tovar y de Teresa a reçu un hommage national lundi 12 décembre, au Centre National des Arts à Mexico, en présence du Président Peña Nieto (qui a adressé un message solennel de reconnaissance), des plus hauts représentants des pouvoirs législatif et judiciaire, de sa famille et d’une grande diversité de personnalités de tous les domaines de la vie culturelle mexicaine. Le ruban noir de deuil apparaît sur de nombreux sites du gouvernement mexicain, ainsi que sur de nombreuses photos de profil de ses collaborateurs et de ses amis.

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Qui a peur du Réseau «Femmes pour la Culture»?

Si le titre de ce billet évoque clairement une célèbre pièce de théâtre (et son adaptation au cinéma), il fait aussi allusion à la brillante exposition de l’Orangerie et du Musée d’Orsay «Qui a peur des femmes photographes?» qui a questionné la participation des femmes dans l’histoire de la photographie, non pas sous l’angle d’une ‘vision féminine’, mais en termes de territoires des genres (physiques et symboliques) et de stratégies de succès (critique et commercial; d’élargissement des périmètres…). Ces axes de réflexion originaux et pertinents m’ont spécialement fait penser à un réseau culturel d’Amérique Latine appelé «Mujeres por la Cultura«, femmes pour la culture, dont l’enthousiasme des participantes me semble particulièrement contagieux.

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Membres du Réseau «Mujeres x Cultura» réunies à Quito, Équateur en décembre 2015

Un réseau enthousiaste et enthousiasmant!

Le réseau est né dans le cadre du 9ème Campus Euroaméricain de Coopération Culturelle de Cuenca, Équateur, en 2012. De manière autonome, et au-delà des collaborations qui se sont développées entre les membres du réseau, des rencontres internationales ont déjà été organisées dans quatre pays différents:

  • 1ère édition à Santiago, Chili, en 2013
  • 2ème édition à Cuernavaca, Mexique, en 2014
  • 3ème édition à Quito, Équateur, en 2015
  • 4ème édition à Buenos Aires, Argentine, en 2016

La plus récente édition a eu lieu au Centre culturel Recoleta de Buenos Aires du 14 au 17 décembre 2016, sous la forme d’une résidence.

«Mujeres x la Cultura» s’est donné pour objectifs principaux la reconnaissance et la consolidation du rôle de la femme dans le développement culturel, à travers des espaces d’échange d’expériences, de savoirs et d’immersion, pour la réflexion et le débat – tant individuels que communautaires – en incorporant les nouvelles perspectives des femmes latino-américaines.

«Nous sommes des femmes de couleurs très différentes. Nous ne pensons pas de la même manière. Nous ne sommes ni du même signe politique ni de la même religion. Nous ne sommes pas toutes mères ni femmes mariées. Certaines sont plus jeunes, certaines plus âgées. Nous sommes la diversité même et dans cette même diversité nous partageons et nous construisons».

J’ai eu le plaisir d’échanger à propos du réseau avec deux de ses membres qui sont très impliquées dans ses activités: Romina Bianchini (co-fondatrice) et Susana Salerno, toutes les deux activistes et expertes en politiques culturelles. Voici quelques éléments sur leur motivations pour contribuer au développement du réseau, tantôt présentés sous forme d’entretien, tantôt complétés à partir des comptes-rendus de leurs activités (traduits et adaptés, le cas échéant, par mes soins).

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Diseño: Carolina Cavale – Cuore

Un réseau de femmes… ?

Rafael Mandujano : «Je vais jouer à l’avocat du diable. Depuis une ‘perspective masculine’, pourquoi un ‘réseau de femmes‘ alors que nous vivons des temps où la transversalité, la diversité culturelle, les rencontres de cultures, entre autres, sont nos paradigmes? Bien sûr, j’ai déjà une idée de vos raisons, mais j’aimerais connaître vos idées à ce propos».

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Romina Bianchini : «Je pense que le réseau se base sur ces paradigmes-là. Ce n’est pas parce que c’est un réseau de femmes qu’il ne prend pas en compte la transversalité; de même, si à l’origine le réseau émerge à partir de la rencontre d’administratrices de projets culturels (gestoras culturales), il n’est pas exclusivement composé de cette catégorie professionnelle. Le réseau propose précisément la transversalité au niveau des âges, des connaissances, des savoirs-faire, des points de vue, et ainsi de suite, en vue d’un objectif commun: la visibilité du rôle de la femme dans le développement culturel. C’est aussi cela lorsque nous parlons de rencontre entre les cultures; dans ce réseau sont réunies des femmes indigènes (1) avec des femmes afro-américaines, des femmes rurales, des femmes urbaines, chacune avec ses initiatives propres et son propre parcours, provenant de ‘mondes différents’, et qui se réunissent afin de travailler ensemble pour le développement d’une communauté conçue par des femmes du secteur culturel. (…) Si tu me demandes pourquoi le réseau est né et si c’est seulement pour les femmes, nous disons que c’est une invitation ouverte, en dialogue, dans laquelle ‘les masculinités’ sont présentes: des hommes ont participé aux rencontres, et à diverses reprises nous avons co-produit avec ‘leur complicité’; il y a des administrateurs culturels qui soutiennent et mettent en valeur ce processus auquel tous ceux qui luttent pour l’équité et ‘l’empowerment’ des femmes doivent participer. Je souhaite mettre en valeur aussi la contribution ‘activiste’ de collègues et de familles qui, depuis d’autres situations (comme le champ privé), accompagnent notre participation dans le réseau, dans le cadre de nos rencontres autogérées et auto-déterminées qui nous emmènent à confluer lors de notre réunion annuelle ‘auto-convoquée’. Celle-ci nourrit notre développement professionnel et personnel, dans un espace conçu pour nous-mêmes par nous-mêmes (ndlr: au féminin en espagnol ‘por nosotras para nosotras’). C’est pour cela que le réseau est fondamentalement composé par des femmes, mais cela ne veut pas dire que ce soit ‘un ghetto’- cela est une condition première pour nous».

foto_susi_2Susana Salerno nous renseigne pour sa part sur l’origine du réseau: «Des femmes collègues, amies, camarades… nous trouvions que les meilleurs thèmes – ceux non traités dans les programmes officiels des congrès culturels – surgissaient et se débattaient horizontalement, dans le contexte des cafés et des espaces plus décontractés. C’est là que les échanges s’envolaient passionnément, que l’académique s’entrelaçait avec la vie quotidienne, que le savoir cohabitait avec la sagesse, sans appréhension ni étiquettes». Pour Susana, le réseau est «un manteau où s’abritent des femmes et des hommes qui veulent modifier les discours et les styles officialisés dans le domaine culturel».

Romina m’a également parlé de ce point de départ, et dont les conséquences se ressentent clairement dans ses commentaires précédents. Elle tient à rappeler certaines constatations sur la composition des panels des conférences, sur la manière d’aborder les thèmes… «Nous croyons à l’importance de construire nos narratives propres (…) en nous questionnant sur notre travail… est-ce qu’il y a une manière différente de gestion du point de vue des femmes (plus 360°, plus sensibles, plus intuitives, plus complexes?). Nous sommes convaincues du besoin de garantir l’équité des opportunités pour que les femmes puissent participer pleinement à la vie culturelle, et ce en tant que droit humain».

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Un réseau stimulant, au sens collectif, généreux

Rafael: Qu’est-ce qui vous excite le plus dans votre participation au réseau ?

Romina: «La construction collective, basée sur le respect, la reconnaissance, les liens personnels qui se tissent, dans le cadre d’un espace où nous nous rencontrons pour des ‘raisons professionnelles’ spécifiques du domaine culturel et dans le contexte de la situation des femmes au niveau mondial (…) C’est un espace où le politique et l’individuel vont de pair. Nous bâtissons une communauté de femmes, qui travaillent ensemble, en faveur des droits de toutes les femmes».

Susana: «Moi, ce qui m’enthousiasme le plus… c’est l’enthousiasme du réseau! C’est comme si nous étions de vieilles amies qui se retrouvent, et à chaque fois c’est nouveau, c’est généreux; personne n’est pas là pour briguer une chaire, on dit ce qu’on pense, on pose des questions, on partage, on visite. Cela me rend heureuse. Cela nous permet de prendre de l’air et de redémarrer (…), et nous incite à nous dépasser et à ne pas tomber dans des stéréotypes: ne pas préjuger, tête et corps disponibles pour recevoir, modifier, donner… nous participons à un voyage de découverte à chaque fois».

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Des conférences aux programmes riches, variés et ancrés sur de besoins concrets

En effet, un simple parcours d’un programme de leur rencontre annuelle permet de cerner l’ample portée de leurs ambitions.  Par exemple, celui de Quito qui apparaît sur leur site internet (en espagnol, cliquez sur l’image).

Programación III Encuentro Internacional Mujeres X la Cultura V
Quito 2015, Programme, 1/2

Programación III Encuentro Internacional Mujeres X la Cultura V
Quito 2015, Programme, 2/2

Rafael: Vous étiez intervenantes lors de la rencontre de Quito, est-ce que vous pourriez partager avec nous des idées sur le contenu de vos présentations qui vous semblent essentielles ?

Romina:  «A Quito, il m’a semblé très important de proposer une présentation qui donne matière à controverse, sur les mauvaises féministes, c’est à dire, en reconnaissant nos contradictions; il faut être conscient que ces contradictions se déroulent dans la réalité et qu’elles vont au-delà du niveau personnel. Cela nous demande de nous engager pour le développement de stratégies créatives, sensibles, liées à la lutte pour l’équité et contre les violences, les abus et les sexismes, dont nous souffrons quotidiennement, et qui dépassent nos situations personnelles. Cette réalité historique et universelle doit nous retrouver unies et actives si nous ambitionnons un changement culturel; un changement de paradigme que nous considérons prioritaire, en tant que femmes, et ce à partir du secteur culturel. Après avoir expliqué ce cadre général, ma présentation s’est focalisée sur l’analyse de la situation des femmes à l’intérieur du secteur culturel et sur le nécessaire travail en réseau pour faire face à cette situation».

Susana: «Pour ma part, j’ai décidé de participer en organisant un atelier (cela fait déjà deux éditions). Depuis des années, je souhaitais mettre en mouvement les administrateurs de projets culturels (…) et j’ai trouvé une technique théâtrale, la méthode des actions physiques, qui m’a semblé pertinente pour ce faire. Je dois ajouter que mon idée de départ a évolué à partir de sa mise en pratique, notamment lors des événements des «43 disparus» au Mexique. En effet, j’ai guidé cet atelier juste quelques jours après ces faits, et alors que sur nos têtes survolaient des hélicoptères, nous nous sommes retrouvés à réagir viscéralement en dansant, telle une rencontre ancestrale. Cela a été une révélation, la technique prenait là une tout autre dimension. Pour l’anecdote, j’ai souhaité changer le nom de l’atelier pour qu’il s’appelle ‘Taller de Amorosidad’ (jeu de mots intraduisible avec ‘amour’, ‘a-morosité’…) mais on lui préfère le nom plus formel ‘Méthode des actions physiques pour la gestion culturelle'».

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Susana Salerno avec Felipe Mella et Rafael Mandujano lors du Campus euroaméricain de coopération culturelle à Las Palmas de Gran Canaria, décembre 2010.

Les étapes suivantes de la vie du réseau

RafaelQuelles sont les prochaines activités du réseau, à court et moyen terme?

En plus de la toute récente édition de la rencontre internationale du 14 au 17 décembre 2016 à Buenos Aires, Romina signale que «nous soutenons des projets locaux et des initiatives des membres du réseau qui favorisent l’articulation entre les participants, par exemple à travers les réunions ‘Féminas’ (en Argentine, au Chili) où les projets lient les femmes et leurs territoires. Nous faisons également des dynamiques 2.0 à travers les réseaux sociaux, pour développer des campagnes sur les droits des femmes. Nous avons un projet portant sur des ateliers de formation en matière du genre dans le domaine des politiques publiques de la culture, et de sensibilisation sur les droits culturels des femmes. Nous souhaitons aussi lancer des projets de recherche sur la relation des femmes et le patrimoine (thème de la dernière rencontre). Et nous abordons activement la production collaborative de la prochaine conférence; nous avons décidé de développer des liens avec d’autres réseaux de femmes et d’inciter la participation d’organisations dans le domaine de la coopération.»

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Visiblement, le réseau «Mujeres x la Cultura» n’a pas, quant à lui, peur de porter de hautes ambitions! Parmi de nombreux réseaux culturels, il fait preuve de pertinence et d’énergie partagée. Je suis sûr que dans les années à venir le réseau continuera à connaître un grand succès.

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Le réseau a une page Facebook que je vous recommande – très active notamment lors de leurs rencontres. Si vous comprenez l’espagnol, n’hésitez pas à visiter le site ‘Mujeres x Cultura‘ pour plus d’information.

1: Indigènes: Personne native du pays où elle vit et où ses ascendants ont vécu depuis une époque reculée (http://www.cnrtl.fr/definition/indigène)

Biographies

Romina Bianchini (Argentine)

romi_profile_arts_summitEn 2003, Romina a créé la plate-forme internationale d’administrateurs culturels “Proyecta Cultura”. Romina est coordinatrice du Réseau d’Art Urbain ‘Neural’ depuis 2011. Elle travaille actuellement au Centre Culturel Recoleta, à  Buenos Aires,  au sein du département des contenus.Activiste des droits de l’homme, Romina a travaillé depuis 2004 en tant qu’éducatrice dans le cadre d’ateliers sur les droits culturels dans plusieurs communautés à travers l’Amérique Latine et les Caraïbes. Elle est spécialiste dans le domaine de la création et de l’administration de réseaux culturels internationaux pour la coopération au développement, et elle est consultante indépendante dans le domaine culturel depuis plus de 16 ans. Elle est aussi intervenante à l’Université National de La Plata (Diplôme technique de musique populaire).

Récemment, Romina a été intervenante lors du 7ème Sommet Mondial des Arts et de la Culture, à La Vallette, Malte, en octobre 2016.

Susana Salerno (Argentine)

foto_susi_fbActrice, productrice et administratrice culturelle. Au-delà d’un longue expérience dans le domaine du théâtre et du cinéma en tant qu’actrice, Susana a aussi une riche carrière en matière des politiques culturelles et de la coopération (coordinatrice des relations publiques et de la coopération internationale au sein du Ministère de la Culture de la Ville autonome de Buenos Aires).

Elle a organisé les rencontres des Coalitions pour la diversité culturelle à Buenos Aires en vue de la préparation de la Convention pour la diversité culturelle de l’UNESCO.

Susana a participé à de nombreux colloques, séminaires, festivals et congrès internationaux. Elle a aussi préparé et géré le projet ‘L’art contre la discrimination’ pour l’INADI. Elle développe des ateliers pratiques basés sur des techniques théâtrales. Susana travaille actuellement pour la télévision publique argentine.